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"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Le Cirque contemporain en France

Croisements et singularité

Croisements et singularité - Critique sortie
© D. R.

Les évolutions du cirque : regard sur ses caractéristiques formelles et artistiques

Publié le 11 novembre 2014

Directeur de HorsLesMurs, centre national de ressources des arts de la rue et des arts du cirque, à la fois chercheur et homme de terrain, Julien Rosemberg  analyse les spécificités du cirque contemporain. Un art du métissage des registres émotionnels. 

Quelles sont les évolutions formelles qui caractérisent le cirque contemporain ?

Julien Rosemberg : Dans le cirque traditionnel, le programme subdivisé en numéros se construit autour de la notion de crescendo, où la pierre angulaire est évidemment la notion du risque, et où les esthétiques cardinales sont le rire, l’émerveillement et la peur, en passant par des formes instituées, qui se sont cristallisées dans ce qu’on a appelé les disciplines de cirque. Ce qu’on peut observer, aujourd’hui, en terme de tournant artistique, c’est que d’abord les propos du cirque se sont démultipliés, le cirque est en capacité de parler de tout et pas avant tout de lui-même. Ensuite, il est assez étrangement globalement monodisciplinaire, c’est-à-dire que dans les spectacles de cirque, on retrouve une majorité de spectacles mettant en scène une ou deux spécialités dites de cirque. Mais le cirque est aussi extrêmement pluridisciplinaire par sa perméabilité avec les autres arts. Cela génère des combinaisons formelles inédites, jusqu’à créer des croisements où on oublie presque ce qui fait cirque, théâtre, danse, etc. Ces formes sont tellement hybrides qu’on ne sait plus les nommer, dans un festival de danse on les appellera «danse», ou «cirque» dans un festival de cirque. Peu nous importe, peut-être que ce qui compte, c’est que ce soit de l’art ou pas. L’autre particularité est que les formats aussi ont éclaté, le programme  de 2h30 ou 3h avec entracte, qui traditionnellement permettait d’installer la cage aux fauves, est révolu. On ne compte plus le nombre de programmes de vingt minutes qui se combinent et composent les soirées cirque. Globalement les programmes semblent se stabiliser autour d’un format oscillant entre 55 minutes et 1h15, semblable à celui de la danse contemporaine. Les lieux du cirque aussi ont éclaté. 20% des compagnies jouent sous chapiteau, et la salle est désormais le lieu principal du cirque. Cela permet un certain nombre de formes que le chapiteau ne permettait pas, telle la magie nouvelle par exemple,  et cela empêche aussi d’autres formes, comme un travail en grande hauteur avec ses problématiques d’accroche. On assiste à une plus grande rareté des grandes formes aériennes, en particulier le trapèze volant. Et finalement cette diversité des propos et cet éclatement des formats, des disciplines, du rapport avec les autres arts, des lieux et des esthétiques peuvent générer une hyper singularisation des œuvres produites.

Pensez-vous qu’aujourd’hui le geste circassien se définisse davantage comme un élément de langage ? Est-on encore dans l’idée de la prouesse pour la prouesse ?

J. R.  : Je pense que le formalisme n’empêche par le sens, on n’est pas en présence d’une alternative. Il existe une grammaire corporelle, mais on ne peut pas dire qu’on est dans un registre artistique où tel geste signifie quelque chose de précis, ni que le geste de cirque a, quel que soit son interprète, ou quel que soit le contexte dans lequel il est donné, la même signification. Dès lors, le geste de cirque est un des éléments de la grammaire du cirque et ne peut en aucun cas être un élément exclusif, et peut-être même pas une pierre angulaire. Je ne fais pas partie de ceux qui définiraient le cirque au regard des spécificités d’un corpus de gestes techniques qui lui serait propres. Pour moi, la notion de cirque ne se situe pas à cet endroit, mais c’est très discutable et c’est légitimement discuté. Je pense que la clé de voûte de ce qui fait cirque ou pas cirque, c’est le rapport à la question de l’anormalité, avec un corpus de gestes et de mouvements. Aujourd’hui, on peut s’exclamer devant la beauté d’une jonglerie à une balle, on peut faire cirque en jonglant à une balle, par la manière d’utiliser cette balle – au service de quoi, et au nom de quoi on l’utilise.

Le geste a donc toujours du sens…

J. R. : Je pense que dans le cirque canonique, le geste a du sens. Quand le funambule avance, c’est une course contre la mort, c’est une étape de plus pour sauver sa peau, cela a du sens. Dès qu’on est en représentation, tout geste a du sens. Et je fais une distinction entre ce qui relève de la cuisine de l’auteur et la réception du geste. Je pense qu’il est faux de dire que contrairement au cirque traditionnel, dans le cirque contemporain, le geste a un sens. Ce qui a changé, c’est la multiplicité des ressorts de ce geste, le fait de s’autoriser à pouvoir lire ce geste de différentes manières. Il existe différentes manières de faire mouvement ou de faire geste qui sont appréciées artistiquement aussi, donc la forme en elle-même a son propre intérêt, cumulativement. Certains considèrent que le propos naît de la représentation du travail sur la matière. Dans la première moitié du XIXème siècle, le cirque était un des vecteurs de la légende dorée napoléonienne : il délivrait un propos. Ce qui aujourd’hui est frappant, c’est qu’on ne s’est jamais autant autorisé à utiliser une multitude de signes pour une multitude de propos et à les agencer de manière complètement singulière : parce qu’on est passé du côté de l’art, il y a une recherche de la singularité.

« Le cirque contemporain est un laboratoire d’interculturalité assez génial . »

Qu’est-ce qui fait la singularité du cirque aujourd’hui ?

J. R. : Ce sont ces croisements infinis qui créent  le « Ah ben j’ai jamais vu ça de ma vie ! ». De ce point de vue-là, le cirque contemporain est un laboratoire d’interculturalité assez génial : on voit très régulièrement des croisement hallucinants et beaucoup sont encore à inventer. Ce qui définit le cirque contemporain, c’est évidemment la question de l’auteur – un individu ou un collectif. Depuis une vingtaine d’années, les étudiants des écoles de cirque bénéficient d’ailleurs d’une ouverture culturelle, sont formés à d’autres disciplines que les disciplines strictement circassiennes, et sont appelés à côtoyer le vaste monde. Je trouve qu’il y a deux choses belles dans l’art. La première, c’est quand l’art crée une forme qui se fait médiation vis-à-vis d’une réalité qu’on pensait connaître, et finalement on se rend compte qu’on ne la connaissait pas. L’émotion que l’on ressent me conduit à la considérer d’une manière différente, y ajoutant comme une couche d’existence. La deuxième, c’est ce travail sur la forme. Dans cette remise en question perpétuelle de la manière de faire forme et de véhiculer de l’affect, la question des esthétiques est très importante, c’est aussi un des brios du cirque contemporain de métisser des registres émotionnels que je vois très peu métissés ailleurs.

Propos recueillis par Agnès Santi

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