La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -174-2e2m

Mare Nostrum

Mare Nostrum - Critique sortie Classique / Opéra
Légende photo : Mauricio Kagel, trublion de la bonne conscience musicale européenne.

Publié le 10 janvier 2010

Théâtre musical

Pierre Roullier dirige les représentations, à la Péniche Opéra, de l’œuvre de Mauricio Kagel. Plus qu’au compositeur disparu, c’est à son point de vue singulier, salutairement iconoclaste, que 2e2m rend hommage.

C’est un longue amitié qui a lié Mauricio Kagel à l’ensemble 2e2m. En témoigne par exemple l’enregistrement publié au début des années quatre-vingt-dix (chez Accord) de trois œuvres importantes – Vox humana ?, Fürst Igor Strawinsky et surtout Finale sous la direction de Paul Méfano. Et à l’automne 2008, quelques semaines seulement après la disparition du compositeur à l’âge de 76 ans, Pierre Roullier reprenait, couplé à Finale, Le Tribun à l’Athénée. Mauricio Kagel aurait probablement apprécié de voir à nouveau présentée sur scène sa « pièce radiophonique » de 1978. Jean Lacornerie, qui a mis en scène le spectacle à l’Athénée, y voit une dénonciation du fascisme par la parodie, manière emblématique de l’art de Mauricio Kagel – comme de celui de Chaplin dans Le Dictateur –, portant sur le monde contemporain un regard entre ironie malicieuse et lucidité grinçante. La pièce – et ce n’est pas réjouissant – n’a pas pris une ride, tant le discours des tribuns auto-satisfaits n’a guère changé, hélas, se faisant écho d’un continent et d’une époque à l’autre…
 
Entre ironie malicieuse et lucidité grinçante
 
Le regard de Mauricio Kagel, cette distance qu’il sait prendre vis-à-vis de son époque doit sans doute beaucoup à son parcours personnel. Né en 1931 à Buenos Aires – une de ses œuvres, …den 24.XII.1931… revient avec humour sur cet événement – dans une famille juive émigrée de Russie, c’est depuis l’autre côté de l’Atlantique qu’il assiste à la montée du nazisme. Installé à Cologne dès 1957, il gardera un œil attentif sur l’évolution politique de l’Amérique latine, et Le Tribun est composé alors que sont au pouvoir Jorge Videla en Argentine et Augusto Pinochet au Chili. Cette distance, cette mise en perspective, cette réflexion sur soi-même par le regard de l’autre est le fondement de Mare Nostrum, une œuvre rare composée entre 1973 et 1975 et sous-titrée « découverte, pacification et conversion de la région Méditerranéenne par une tribu d’Amazonie ». Mireille Larroche souhaitait depuis longtemps programmer l’œuvre : « Tout dans Mare Nostrum interpelle : le titre et chaque mot du sous-titre ». Et citant Mauricio Kagel « Quand je fais de la dérision, je le fais avec un tel niveau de professionnalisme, que ça donne… douleur » – , elle souligne que, en effet, « on rit beaucoup dans Mare Nostrum, on sourit souvent mais l’on grince aussi quelquefois des dents. L’humour est grinçant comme dans une farce de commedia dell’arte. Un pirate amazonien, à l’accent "petit nègre", raconte avec bonheur la façon dont il a successivement découvert, pacifié (ou exterminé), converti au paganisme, chaque pays européen avec la plus ou moins bonne volonté des populations riveraines ! ».
 
Une narration « ethno-décentrée »
 
Comme toujours chez Kagel la dimension théâtrale est renforcée par la vivacité de l’écriture. C’est d’ailleurs en cela que le compositeur a beaucoup apporté au « théâtre musical », dont on peut même dire qu’il est l’un des principaux inventeurs. Ainsi, dans une œuvre comme Variété, « concert-spectacle pour artistes et musiciens » de 1977, la musique est bien plus qu’un support pour les artistes de cirque sur scène : le geste est musical et la musique gestuelle. Dans Mare Nostrum, les deux chanteurs – rien de moins sur la scène de la Péniche Opéra que Dominique Visse et Vincent Bouchot – sont secondés dans leur expédition vers leur « Nouveau Monde » méditerranéen par six instrumentistes jouant – il faut bien se donner les moyens d’une description du monde – de pas moins de quarante instruments. Usant avec génie de l’art de la citation parodique, Mauricio Kagel multiplie les clins d’œil à ces merveilles des civilisations autochtones – lors de la création française, en 1976, le critique musical Maurice Fleuret relevait notamment « cette manipulation délicieusement irrespectueuse de la « Marche turque » de Mozart, éblouissant exercice de style entre tous ». On peut penser qu’en programmant cette narration curieusement « ethno-décentrée » d’une possible Pax Amazonia, Pierre Roullier se réjouit d’ébranler quelque peu les certitudes trop établies de la création musicale.
 
J.-G. Lebrun


Du 19 février au 30 mars à la Péniche Opéra.

A propos de l'événement



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