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Focus -308-Au CDN à Tours, une saison anniversaire sous le signe de l’effervescence artistique

La jeune création, des forces vives au cœur du théâtre : rencontre avec Jacques Vincey

La jeune création, des forces vives au cœur du théâtre : rencontre avec Jacques Vincey - Critique sortie  Tours Centre Dramatique National de Tours - Théâtre Olympia
© Marie Pétry Jacques Vincey, metteur en scène et directeur du T°

Entretien / Jacques Vincey

Publié le 15 février 2023 - N° 308

Du 24 au 26 mars 2023 se tient la septième édition du Festival WET°, dédié à la jeune création. Jacques Vincey, qui en a été l’instigateur, explicite les lignes de force qui l’ont guidé comme artiste et directeur d’un CDN, et ont façonné l’originalité du festival et du T°.

En 2014, vous êtes passé de la vie en compagnie avec Sirènes, que vous avez fondée en 1995, à la direction du Théâtre Olympia à Tours. Comment aviez-vous alors appréhendé cette nouvelle mission à la tête d’un Centre Dramatique National ?

Jacques Vincey : Mon parcours a comporté plusieurs cycles. J’ai d’abord été comédien auprès de grands metteurs en scène – Patrice Chéreau, Bernard Sobel, Luc Bondy, Robert Cantarella… –, ce qui m’a beaucoup nourri en tant qu’artiste. Puis pendant une douzaine d’années je suis devenu metteur en scène et responsable d’une compagnie, avec laquelle j’ai eu la chance de sillonner la France. Si j’ai dans un troisième temps choisi de postuler à la direction du CDN de Tours, avec la charge et l’opportunité que cela représente, c’est parce que je ressentais le besoin de rencontrer mes pairs et aussi parce qu’il me manquait un ancrage dans une réalité territoriale, dans un contexte économique, sociologique, culturel et politique qui nourrirait mes créations. Ces deux désirs ont convergé : j’ai rencontré des artistes, et j’ai rencontré un territoire !

De quelle manière avez-vous orchestré cette rencontre avec les artistes ? Quelle ambition vous a guidé ? 

J.V. : Nous avons voulu ensemencer l’institution en faisant s’épanouir une fécondité artistique, afin que puisse germer une grande diversité de propositions, y compris dans leurs parts d’inattendu. Je conçois le théâtre comme un lieu de circulation des idées, des points de vue, des émotions, où les échanges et l’accompagnement que nous mettons en place construisent de l’effervescence. Dès mon arrivée en 2014, j’ai entrepris de partager l’outil avec de jeunes artistes, en constituant un ensemble artistique composé des cinq comédiennes et comédiens du dispositif d’insertion professionnelle Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire, initialement créé en 2005 par mon prédécesseur Gilles Bouillon, qui compte aussi deux techniciens et une attachée de production, ainsi que d’artistes associés en début de parcours.  Depuis la saison 2021-2022, la metteure en scène et autrice Camille Dagen et la scénographe Emma Depoid, qui ont fondé en 2018 la structure de création Animal Architecte, et le metteur en scène Eddy D’aranjo sont partie prenante de la vie du théâtre. Avant eux, les artistes associés furent Mathilde Delahaye et Vanasay Khamphommala (de 2018 à 2020), Mohamed El Khatib et Bérangère Vantusso (de 2016 à 2018) et Alexis Armengol et Caroline Guiela Nguyen (de 2014 à 2016) qui ont imprimé leurs marques aux saisons du T°, et qui ont depuis accédé à une reconnaissance à laquelle je suis heureux d’avoir contribué. De fidèles compagnonnages tel celui qui nous lie à Vanasay Khamphommala se sont tissés. J’ai aussi tenu à mettre en place à Tours de longues séries de représentations, ce qui est rare mais bénéfique pour les compagnies et pour le public. Après les premières dates, les représentations se bonifient, et davantage de temps de représentation permet au bouche à oreille de fonctionner. Souvent nous refusons des entrées lors des dernières représentations.

« Comment rester audacieux lorsque le contexte incite à la prudence ? »

En quoi cette présence artistique très forte a-t-elle constitué une richesse selon vous ?

J.V. :  Dans le paysage des 38 Centres Dramatiques Nationaux, le CDN de Tours a acquis une identité spécifique, qui se fonde sur cette effervescence artistique :  le théâtre a en son cœur ses forces vives, une jeune génération qui participe à mes créations et à celles des artistes associés, qui impulse de nouvelles perspectives, qui interroge notre présent. La présence active de jeunes artistes au sein du théâtre a créé une vitalité, un élan, un bouillonnement et une audace artistiques qui au fil du temps ont aussi rajeuni le public du théâtre. Ils et elles m’ont nourri en tant que metteur en scène, comme dans Grammaire des mammifères* de William Pellier, créé en 2021 avec huit comédiens de l’Ensemble artistique, mais aussi en tant que directeur d’une structure appelée à rayonner sur son territoire et au-delà. Il est fascinant de constater saison après saison une mutation constante des démarches esthétiques et des lignes de force des jeunes générations. Logiquement, les préoccupations politiques du moment – la cause des femmes, la question du genre, l’écologie… – influent plus ou moins directement sur la création. J’ai remarqué aussi une mutation dans le rapport au texte, la manière de s’inscrire dans une réalité. Quoiqu’inspiré par le réel, le théâtre s’en décale, ne se revendique pas comme documentaire. Alors que le théâtre jusqu’au tournant du 21e siècle travaillait régulièrement la question du scandale, la création aujourd’hui se joue plutôt dans une écoute les uns des autres, dans quelque chose de l’ordre d’une réparation commune par cet outil qu’est le théâtre.

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« Le festival WET° – Week-End au T° – traduit parfaitement cette effervescence : de jeunes créateurs y programment la jeune création. »

Cette jeunesse vous a-t-elle bousculé, déplacé, surpris ?

J.V. : Sans cesse ! Année après année, cet étonnement m’a nourri, m’a déplacé, parfois déstabilisé. C’est cela que je recherche dans mon travail d’artiste et dans mes choix de directeur : un élargissement du champ de la réflexion, une forme ouverte de contradiction. Ce sont ces désaccords qui m’ont enrichi en laissant émerger une quête perpétuelle faite de chemins de traverse plutôt que de trajectoires tracées à l’avance.

rammaire des mammifères, création de Jacques Vincey avec le JTRC (Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire). © Christophe Raynaud de Lage

En quoi le Festival WET est-il une traduction de ce bouillonnement artistique ? Comment est-il perçu par le public ? 

J.V. : Le festival WET° – Week-End au T° – traduit parfaitement cette effervescence : de jeunes créateurs y programment la jeune création. Ce qui est unique, c’est que ce sont les huit membres du Jeune Théâtre en région Centre – cinq comédiens, deux techniciens, une attachée de production – qui réalisent la programmation du WET°, accompagnés par notre expertise. C’est un choix politique de confier cette responsabilité à de jeunes créateurs qui programment leurs pairs. Un choix qui s’appuie sur l’échange, sur un travail en confiance noué avec l’équipe très compétente du théâtre, qui fait que tout converge vers le plateau. Chaque édition se pare d’une couleur singulière qui reflète la sensibilité du groupe. Nous revendiquons avec eux une forme d’exigence en termes de création artistique qui fait bouger les lignes esthétiques. D’année en année, le festival a acquis une reconnaissance professionnelle mais aussi un succès public, y compris auprès des jeunes. Les 22 communes de la métropole de Tours, peu pourvue en structures culturelles et dont le CDN ne comporte qu’une seule salle, comptent environ 300000 habitants, dont plus de 30000 étudiants intra muros. Le 24 mars en préambule au Festival WET°, les Rencontres de la Jeune Création constituent pour la première fois un temps fort de réflexion sur l’émergence. Comment un jeune artiste appréhende-t-il l’air du temps ? Comment rester audacieux lorsque le contexte incite à la prudence ? Une multitude de questions se posent.

Comment envisagez-vous le futur ?

J.V. : Une nouvelle aventure va débuter pour moi, je projette de créer à l’IRCAM l’intégrale des 24 Chants de L’Odyssée, soit 24 heures d’enregistrement mis en scène avec une cinquantaine de participants. Et ces dix années fécondes à Tours nourrissent aussi l’avenir. L’un des enjeux fondamentaux du Festival WET°, c’est de parier sur le futur, sur le fait que la création d’aujourd’hui est un chemin qui s’ouvre, qui préfigure le théâtre de demain.

Propos recueillis par Agnès Santi

*Alexandra Blajovici, Marie Depoorter, Cécile Feuillet,
Romain Gy, Nans Mérieux, et trois « anciens » Garance Degos, Hugo Kuchel, Tamara Lipszyc. Pièce créée en novembre 2021 au Théâtre Olympia, programmée au Monfort Théâtre à Paris du 8 au 18 mars à 20h30.

A propos de l'événement

Festival WET°
du vendredi 24 mars 2023 au dimanche 26 mars 2023
Centre Dramatique National de Tours - Théâtre Olympia
7 rue de Lucé, 37000 Tours.

Tél : 02 47 64 50 50.

https://cdntours.fr

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