La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2012 - Entretien Steven Cohen

Faire œuvre artistique à partir de l’existence humaine

Faire œuvre artistique à partir de l’existence humaine - Critique sortie Avignon / 2012

Publié le 10 juillet 2012 - N° 200

Steven Cohen présente deux œuvres, The Cradle of Humankind inspiré par un site archéologique célèbre d’Afrique du Sud… et par l’amour, et une création, Title Withheld (For Legal and Ethical Reasons), sous la scène de la Cour d’honneur, à propos de la possibilité de l’horreur de la Shoah.

« Apporter de la lumière et supporter l’obscurité. »
 
Le Berceau de l’Humanité est un site archéologique célèbre en Afrique du Sud, inscrit sous ce nom au patrimoine mondial de l’Unesco. Pourquoi avez-vous voulu évoquer ce site sur la scène ?
 
Steven Cohen : Dans ces grottes se trouvent les plus anciennes preuves de l’évolution humaine vers la bipédie, et de l’utilisation contrôlée du feu par l’homme. Nous avons pu filmer ces lieux hautement protégés, d’une immense importance historique et paléoanthropologique, et aussi très beaux. Cet endroit est vraiment un point de rencontre entre l’art et la science, et c’est cet aspect que j’ai voulu mettre en avant dans la performance. Ce site est aussi la preuve que toute l’humanité provient d’Afrique, nous sommes donc tous Africains d’origine…
 
Vous êtes sur scène avec Nomsa Dhlamini, âgée d’environ 90 ans. Elle fut votre nounou pendant votre enfance. Qui est-elle pour vous ?
 
S. C. : Nomsa est mon cœur… Notre amour et notre compréhension mutuelle ne peuvent s’exprimer, ni sur la scène ni par des mots. Quand je touche Nomsa, je crois que l’univers est bon et je crois en la vie. Quand je suis avec elle, je me sens protégé et protecteur, un peu comme l’enfant que j’étais et le parent que je ne serai jamais.
 
Voulez-vous confronter différentes théories sur la création de l’humanité dans cette pièce ?
 
S. C. : Nous ne confrontons pas et n’imposons pas de croyances dans la pièce. Nomsa et moi ne croyons d’ailleurs pas aux mêmes hypothèses. La pièce parle d’amour, des difficultés, des joies et douleurs infinies d’être humain, elle parle de la vie, la vieillesse et la mort. Ce qui est en œuvre, c’est d’accepter ses limites et ses défauts, c’est de pouvoir trouver le bonheur de faire confiance à quelqu’un. C’est aussi une pièce sur le racisme, le viol colonial, l’eugénisme, et sur le passé, le présent et le futur coexistant simultanément. 
 
Votre autre oeuvre concerne les juifs victimes des nazis en Europe. Elle a eu pour point de départ un document écrit. Quel est ce document ?
 
S. C. : C’est le journal intime d’un jeune homme juif écrit entre 1939 et 1942. Il contient mille articles, rédigés à l’encre d’une minuscule écriture, et accompagnés de mille illustrations de plus en plus précises sur le thème de la nature. J’ai découvert ce journal sur le marché aux puces de La Rochelle. Cette création n’est pas une pièce, c’est une expérience, sans narration, sans logique, sans aucun des éléments habituels d’une pièce de théâtre. Le journal a été comme un combustible pour une fusée, mais ne fonde pas l’oeuvre. Il rend compte du piège qui se referme sur les juifs, considérés de plus en plus comme de la vermine à exterminer. Et le journal guide le travail dans le sens où il est plein d’espoir, éclairé, personnel, et surtout poétique. Je l’utilise en contraste avec la pornographie de violence et le sommet de déshumanisation dont la Shoah témoigne.  
 
Connaissez-vous l’identité de ce jeune homme qui a écrit son journal ?
 
S. C. : Après une recherche très longue et compliquée, et avec l’aide de l’actrice et productrice Agathe Berman, j’ai pu prendre contact avec ses descendants, auxquels le journal va être rendu. J’ai voulu les rencontrer avant de créer l’œuvre. Ce moment de rencontre a été très fort… Si l’auteur a survécu à la guerre, sa famille a été dénoncée, déportée et exterminée.
 
Comment utilisez-vous le journal sur la scène ?  
 
S. C. : Si discrètement et délicatement que la majorité des gens risque de ne pas savoir de quoi il s’agit, je n’utilise pas l’original, qui est pour moi comme un objet sacré. Ce n’est pas mon histoire : mon histoire est l’histoire à propos de l’histoire… et cela même ne sera pas lisible. Je ne souhaite pas raconter l’histoire de la Shoah, qui est connue et que je n’ai pas vécue. Avec cette expérience, je m’efforce de présenter des sentiments, idéalement insupportables, sur un sujet indicible. A propos de la torture, de la déshumanisation, de la mort, du génocide. A propos du mal, et aussi à propos du bien, car rien n’existe sans son versant complémentaire. Il ne s’agit pas de représenter la torture ou le mal sur la scène, loin de là. Ce qui est en jeu, c’est apporter de la lumière et supporter l’obscurité. Je veux utiliser la vie pour parler de la mort.
 
Comment cette histoire interfère-t-elle avec votre identité ?
 
S. C. : Mon identité aurait à cette époque garanti ma persécution. Je suis juif à part entière, et quand je lis ce journal intime, je sais que cela aurait pu être mon histoire, que c’est celle de millions d’autres juifs, avec des variantes. Le fait que je sois né en Afrique dans les années 60 m’a permis d’y échapper, mes grands-parents ont fui l’Europe de l’Est, qu’ils aimaient, afin d’éviter la mort. J’ai toujours entendu des histoires sur les camps. J’ai été élevé avec une conscience de la Shoah au niveau cellulaire, dans mon sang. La Shoah est terminée mais ce qui l’a causée demeure. Il y a toujours des Hitler attendant d’accéder au pouvoir. Se souvenir du génocide permet de rendre la répétition des faits plus difficile à advenir. Nous devons être vigilants. 
 
Exposer votre vie privée sur scène, est-ce un acte politique ?
 
S. C. : c’est ma volonté d’exposer ma vie privée et ce faisant d’aller aussi loin que possible. Je ne peux par contre pas exposer la vie privée d’un individu que je ne suis pas, de quelqu’un qui en l’occurrence a laissé une trace écrite. Etre regardé, occuper l’espace, c’est déjà un acte politique. Je viens d’un pays où j’ai vécu une existence double, j’étais moqué, humilié, et parfois battu en tant que Juif et en tant qu’homosexuel, mais aussi à cause de la couleur de ma peau je faisais partie du système raciste de l’Apartheid. Je n’oublie jamais qu’il est possible d’être à la fois victime et persécuteur. Je viens d’un pays où chaque action, et même non-action, est politique par nature. Mais je ne suis pas un politicien ou un activiste, je suis un artiste, parce que j’ai choisi de l’être.
 
Propos recueillis par Agnès Santi


Festival d’Avignon. The Cradle of Humankind, Salle de spectacle de Vedène, du 22 au 25 juillet à 22h. Durée estimée : 1h. Title Withheld (For Legal and Ethical Reasons), Palais des papes, sous la scène de la Cour d’honneur, du 11 au 16 juillet à 10h et 17h, relâche le 14. Durée estimée : 55 minutes. Tél : 04 90 14 14 14. 

The Cradle of Humankind / Salle de spectacle de Vedène
Title Withheld (For Legal and Ethical Reasons) / Palais des papes, sous la scène de la Cour d’honneur
Conception Steven Cohen

A propos de l'événement


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