La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre

Christian Benedetti / Alain Françon

Christian Benedetti / Alain Françon - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 mars 2012 - N° 196

Tchekhov, auteur absolu

Le premier a déjà créé six des grandes pièces d’Anton Tchekhov. Le second a entamé la saison dernière, avec La Mouette, un projet d’intégrale des œuvres dramatiques de l’auteur russe. Alain Françon et Christian Benedetti mettent aujourd’hui tous deux en scène Oncle Vania. Regards croisés sur un monument du théâtre.

Qu’est-ce qui vous semble essentiel dans le théâtre d’Anton Tchekhov ?

Christian Benedetti : La question centrale que pose l’œuvre de Tchekhov est celle du contemporain, de l’ici et du maintenant, du présent à inventer. Dans chacune de ses pièces, Tchekhov change l’endroit d’où il parle. Il nous demande de bouger, de modifier notre façon de regarder et de voir. Mais, malgré ce changement perpétuel de perspective, toutes ses œuvres pointent indéfectiblement vers la mort. Comment vivre et pourquoi ne sait-on pas pourquoi on va mourir ? Voilà, au fond, ce que nous demande Tchekhov.

Alain Françon : Comme le disait Peter Stein, le théâtre de Tchekhov s’organise autour de l’idée de chorale démocratique : il n’y a aucune hiérarchisation des thèmes, tout le monde parle, les choses les plus importantes voisinent avec les choses les plus insignifiantes. On s’éloigne toujours du centre pour aller vers la périphérie. Il n’y a aucune idéologie chez Tchekhov, aucun jugement, aucun être psychologique. En ce sens, c’est un théâtre qui se situe à l’opposé du drame classique, un théâtre qui avance par motifs en faisant le constat du monde tel qu’il est, tel qu’il va.

Quelle relation entretenez-vous avec cet auteur ?

A. Fr. : C’est un auteur qui me touche profondément. En apparence, son théâtre semble s’inscrire dans un « registre mineur ». Très longtemps, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un auteur morose, ennuyeux. Jusqu’au jour où j’ai découvert ses nouvelles. Ça a été un véritable choc. Je suis donc revenu à ses pièces et c’est alors que j’ai compris mon erreur. En réalité, le théâtre de Tchekhov est exactement l’inverse de ce que j’ai d’abord pensé. Antoine Vitez, lorsqu’il a traduit Ivanov, a dit que c’était tout, sauf un théâtre mélancolique. C’est vrai. Il s’agit d’un théâtre vif, gai, profondément vivant.

«  La question centrale que pose l’œuvre de Tchekhov est celle du contemporain. » Christian Benedetti

Chr. B. : Pour moi, c’est l’auteur absolu. La Mouette est le premier spectacle que j’ai créé lorsque je suis arrivé à Paris, il y a 30 ans. Et c’est avec cette pièce que j’ai initié, l’année dernière, mon projet de monter l’intégralité de l’œuvre dramatique de Tchekhov. Revenir aujourd’hui à cet auteur, après avoir passé 15 ans à travailler sur des écritures contemporaines, c’est un peu comme revenir à la maison. C’est envisager le chemin parcouru depuis toutes ces années et me demander si je me suis trahi, si je me suis perdu… C’est revenir à l’origine de ce que je suis, pour réenvisager les perspectives de mon univers artistique.

De votre point de vue, qu’est-ce qui constitue la matière fondamentale d’Oncle Vania ?

Chr. B. : Oncle Vania est une œuvre très étrange. On a l’impression qu’il ne se passe rien mais, en fait, il se passe une vie. C’est la pièce la plus courte de Tchekhov, la seule dans laquelle il n’y a pas de mort. Mais les personnages doivent faire face à quelque chose qui est pire que la mort : continuer à vivre avec soi, avec ce que l’on est, avec ce à côté de quoi on est passé… Tous ces gens-là vivent une vie qui n’est pas la leur. A travers Oncle Vania, Tchekhov apporte une réponse à la question du contemporain dont j’ai parlé : il nous propose de revenir à un présent dans lequel nous n’avons jamais été. Ce présent est un « trop tôt » qui est déjà trop tard et qui court après « un après » qui n’est pas encore là. On doit se débrouiller avec ça…

« Il n’y a aucune idéologie chez Tchekhov, aucun jugement, aucun être psychologique. » Alain Françon

A. Fr. : Si on traduisait exactement le titre russe de cette pièce, ça donnerait quelque chose comme « Tonton Jeannot » ! En russe, Vania, c’est le prénom le plus commun qui soit. Cette façon de s’inscrire dans une forme d’ordinaire absolu vient éclairer le « mode mineur » sur lequel Tchekhov a écrit cette pièce – pièce à travers laquelle il livre le constat de vies brisées. Comme le dit l’un des protagonistes : « Plus rien ne marche dans cette maison ». On assiste ainsi, après un phénomène d’illusion généralisée, à un brutal retour au réel, à la mise en œuvre d’un principe de réalité. Bien sûr, cela implique d’énormes dommages humains, mais le motif de « la vie », du « être vivant » reste fondamental. Il traverse toute la pièce de façon transversale, allant d’acte en acte, de personnage en personnage.

Quels sont les principaux partis pris, en terme d’espace et de direction d’acteur, de votre mise en scène ?

A. Fr. : En terme d’espace, j’ai souhaité me situer au plus simple, au plus direct des indications de Tchekhov, en les synthétisant. D’une certaine façon, j’ai effectué un travail sur l’épure, avec l’idée que l’on se situe à peu près à l’époque de la pièce. Quant aux acteurs, j’ai veillé à toujours les ramener à la partition du texte, sans prendre en compte un instant la notion de personnage. Il faut un principe de mobilité incroyable pour jouer Tchekhov, il faut pouvoir être sans arrêt au bord du rire et au bord des larmes.

Chr. B. : Ma mise en scène d’Oncle Vania s’inscrit exactement dans le même principe scénographique que ma mise en scène de La Mouette. C’est-à-dire dans un espace allusif, le plus dépouillé possible, au sein duquel les éléments de décor et les costumes (ndlr, qui renvoient à aujourd’hui) sont envisagés de manière purement pratique. Tout ce qui n’est pas stratégique, absolument nécessaire, est banni du plateau. Pour l’interprétation, c’est la même idée. Je crois qu’il faut jouer Tchekhov de façon anguleuse, sans jamais ronronner, afin de faire surgir la pensée, la structure de la pièce, l’énergie du sens. Chaque phrase doit être un axe de jeu.

Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat 


Oncle Vania, d’Anton Tchekhov (texte français d’André Markowicz et de Françoise Morvan) ; mise en scène de Christian Benedetti. Du 12 mars au 7 avril 2012. Du mardi au vendredi à 20h30, le samedi à 16h et 19h30. Théâtre-Studio, 16, rue Marcelin-Berthelot, 94140 Alfortville. Tél : 01 43 76 86 56.

Oncle Vania, Scènes de vie à la campagne, d’Anton Tchekhov (texte français d’André Markowicz et de Françoise Morvan) ; mise en scène d’Alain Françon. Du 9 mars au 14 avril 2012. Du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h30. Théâtre Nanterre-Amandiers, 7, avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre. Tél : 01 46 14 70 00.

A propos de l'événement


x

Suivez-nous pour ne rien manquer sur le Théâtre

Inscrivez-vous à la newsletter

x
La newsletter de la  Terrasse

Abonnez-vous à la newsletter

Recevez notre sélection d'articles sur le Théâtre