La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

Brillant Kap O Mond !

Brillant Kap O Mond ! - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre de Belleville
Charles Zevaco et Roberto Jean dans Kap O Mond ! © Philippe Delacroix

Théâtre de Belleville / texte Alice Carré et Carlo Handy Charles / Mise en scène d’Olivier Coulon-Jablonka

Publié le 26 avril 2023 - N° 310

Un texte brillant sur les déboires des belles âmes et les angles morts de l’histoire et une mise en scène aussi sobre qu’efficace : Alice Carré, Carlo Handy Charles et Olivier Coulon-Jablonka cisèlent une pépite !

Présomption, culte de soi et inefficacité, telles sont les caractéristiques de la belle âme, qui condamne moralement le monde sans parvenir à le changer. Elle demeure hors-sol, c’est-à-dire loin du peuple, même quand elle le côtoie en missionnaire : « dans son ineffectivité et dans sa vanité de savoir bien et mieux, cette conscience jugeante se place elle-même au-dessus des faits qu’elle déprécie et veut que son discours inopérant soit pris pour une effec­tivité excellente », disait Hegel. Ainsi va Mathieu, jeune homme sympathique, élevé par un professeur d’histoire qui l’a biberonné avec les grandes heures de la Révolution française. Lors des écrits d’admissibilité à Sciences Po, il rencontre Kendy, étudiant haïtien venu réaliser en France le rêve d’ascension sociale de ses parents. Mathieu connaît Haïti à cause de sa passion d’enfance pour Tortuga, l’île des pirates chez Stevenson. Il connaît aussi Toussaint Louverture. Mais il ne sait rien de Dessalines. Il ignore aussi l’ignominie de la double dette, qui condamna l’ancienne colonie à la misère éternelle en la forçant à emprunter aux banques françaises les moyens d’acheter son indépendance. Le racket, comme la forfaiture et la trahison, font partie des refoulements de l’histoire : on préfère croire Haïti maudite pour ne pas la reconnaître saignée à blanc. Kendy décille les yeux candides de Mathieu, qui doit tout de même attendre d’aller travailler dans une ONG à Haïti pour découvrir la gabegie néocoloniale de la bonne conscience humanitaire et les tripatouillages des mafias locales.

Mehr Licht !

Si le texte d’Alice Carré et Carlo Handy Charles vaut comme mesure de salut public avec cette première partie, il devient brillant en son deuxième volet. Kendy repart à Haïti pour y faire à son tour l’expérience des déboires de la belle âme. La troisième partie, quant à elle, est d’une acuité sidérante. On y voit Mathieu et Kendy installés dans un appartement à La Courneuve, au milieu de la misère périurbaine, où les bobos altermondialistes se transforment en fonctionnaires coloniaux du maintien des inégalités sociales, à grands renforts de projets interculturels, pendant que les enfants d’immigrés rêvent de la promesse américaine du capitalisme salvateur. Si le projet d’Alice Carré et Carlo Handy Charles est de lever le voile sur la réalité historique et de dénoncer le roman national qui tait farouchement la manière dont le drapeau républicain a servi de déguisement au libéralisme financier, il tend aussi un miroir implacable aux contradictions politiques contemporaines et à tous ceux qui pensent à la place des opprimés. Alice Carré et Carlo Handy Charles ne font pas seulement ressurgir les fantômes du passé : ils révèlent aussi les chimères du présent. Charles Zevaco et Simon Bellouard incarnent en alternance le personnage de Mathieu ; Roberto Jean et Sophie Richelieu, celui de Kendy. La mise en scène d’Olivier Coulon-Jablonka est d’une sobriété parfaite : elle laisse toute sa place au texte, que les comédiens interprètent sans le pathos ou l’exaltation des donneurs de leçons. S’ils sont ingénus et vains, leurs personnages n’en demeurent pas moins sympathiques, dans la mesure où affleure en eux la révélation de leur propre déterminisme. Ils semblent des agents de l’histoire découvrant les ficelles qui les font marionnettes : en cela, ils échappent à la caricature du pantin. Ce spectacle n’est ni une leçon d’histoire, ni une leçon de morale : il est le récit, très adroitement narré, mis en scène et interprété, d’une fascinante prise de conscience, dont on ne peut qu’espérer qu’elle sera partagée par le plus grand nombre de spectateurs possible. Courrez-y !

Catherine Robert

A propos de l'événement

Kap O Mond !
du mercredi 5 avril 2023 au vendredi 30 juin 2023
Théâtre de Belleville
16, passage Piver 75011 Paris

En avril et mai : mercredi et jeudi à 19h15, vendredi et samedi à 21h15, dimanche à 15h. En juin : du mercredi au samedi à 19h15, dimanche à 15h. Tél. : 01 48 06 72 34. Durée : 1h. A partir de 14 ans.

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