Brefs entretiens avec des femmes extraordinaires de Yoan Yago, mise en scène de Gabriel Tur

Depuis sa naissance en 2014, le collectif Le Grand Cerf Bleu crée des récits et des formes qui conviennent à sa passion des grands espaces. Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur mêlent d’abord dans Treplev variation l’écriture de plateau à la trame d’une pièce existante, La Mouette de Tchekhov. Dans leur deuxième création, Jusqu’ici tout va bien (2018), les trois complices se libèrent de toute écriture préalable afin d’affirmer la leur. Fiction familiale présentée côté salon puis côté cuisine, cette pièce témoigne du souci du collectif de faire écho aux grandes questions actuelles, qu’il continue d’explorer dans Robins – Experience Sherwood (2021), librement inspirée de la légende de Robins des Bois. Avec Brefs entretiens avec des femmes extraordinaires, le collectif poursuit son exploration par la fiction des failles et tragédies du présent. Il ne s’installe pas pour autant dans l’une des voies explorées jusque-là. En mettant en scène ce texte du Catalan Yoan Yago traduit en français par Laurent Gallardo, il délaisse même provisoirement le type d’écriture qui l’a fait connaître. Le pas de côté est réjouissant. Suggéré puis soutenu par la directrice de Théâtre Ouvert Caroline Marcillac, dans le cadre du projet européen « Fabulamundi. Playwriting Europe », il nous fait découvrir un auteur jusque-là inconnu au-delà des frontières espagnoles. Le Grand Cerf Bleu se montre ici sous de nouveaux visages, inattendus.

Serial interviewers

Les femmes de Yoan Yago sont diverses. La mannequin, écrivaine et voyageuse astrale Natalia Yaroslavna, la représentante du comté de Clark à l’Assemblée du Nevada Susan Rankin, la désigneuse industrielle Roberta Flax, l’écolière de six ans dans un corps d’homme du nom de Rose Mary Powell, et la fermière et horticultrice Glenna Pfender ont pourtant un point commun : toutes incarnent un ou plusieurs des paradoxes de l’époque. Interviewées l’une après l’autre par une voix masculine qui s’incarne un peu plus au fil de la pièce, elles sont la quête de l’être et celle du paraître. Elles sont le conservatisme et le progressisme, l’aspiration à l’éternité et l’humain avec tout ce qu’il a d’empêchements, de limites. Largement inspirées de personnes réelles, ces protagonistes fictives étaient en juillet dernier à La Mousson d’été toutes interprétées par Laureline Le Bris Ceps. Entre cette mise en espace déjà très élaborée et le spectacle aujourd’hui présenté à Théâtre Ouvert, Anna Bouguereau et Juliette Prier ont rejoint le plateau, où officie également Jean-Baptiste Tur. Les femmes extraordinaires de la pièce ne pourront en être que plus troublantes. Accompagnées de la musique d’Étienne Jaumet du groupe Zombie Zombie, leurs paroles très orales forment une partition à la précision d’autant plus redoutable que grâce à son ludique jeu de masques, Le Grand Cerf Bleu sait la faire passer inaperçue.

Anaïs Heluin