Au bord de la route
Dix danseurs se partagent la scène – carrelage et mosaïque – de Patrice Bigel, fustigeant l’horrible solitude urbaine par l’élégance des corps en mouvements.
Cinq jeunes gens – chemise blanche, pantalon et veste sombre – et cinq jeunes filles tout aussi smart – petite robe noire, ou bien ensemble pantalon – pénètrent progressivement l’espace, selon un jeu variable de probabilités géométriques. Un danseur, puis deux, trois, quatre se lancent glorieusement dans l’espace, tandis qu’un cinquième assis les regarde. Plus tard, l’ensemble de la troupe – hommes, d’un côté et femmes, de l’autre – se croise, entamant une course de vitesse risquée, sans jamais se heurter ni se télescoper. Les dessins et les volumes que tracent les interprètes aboutissent à des œuvres picturales et sculpturales furtives mais dont le goût est sûr grâce à l’énergie authentiquement déployée, la détermination et la conviction pressenties. Une, deux, trois jeunes filles accélèrent dangereusement leur mouvement cadencé, comme pour se jeter violemment à la face du public, avant de s’arrêter net et amorcer un virage salvateur. Un jeune homme rageur tente de marcher sur les murs : il réussit. Le danseur ou la danseuse, successivement, se livre à des confidences depuis une cabine lumineuse d’où une caméra vidéo projette le visage agrandi sur la scène : « J’ai pris un verre et ça n’a rien changé… Eux ils dansent. Ils aiment ça, faire la fête. Ils ne voient pas que je déborde. »
Humanité errante
Puis, le rythme se ralentit, plus ample et plus tranquille, gracieux et harmonieux, dans le contrôle paradoxal d’une vie intérieure que l’on devine bouleversée et inquiète. La situation scénique appartient à nos jours de fracture sociale, indistincts et sans âme. Une jeune femme fait le ménage, la nuit, dans les tours anonymes de traders ; une autre parle de Belgrade, sa ville natale dans laquelle elle ne se reconnaît plus, pas plus que Paris ; un autre, après avoir marché dans la ville, a vu un mur se dresser entre « eux » et lui: « Il y a quelque chose qui cloche sur ma gueule. » Lumières tamisées bleuissantes ou rougeoyantes de tarmac, salle d’attente de gare ou d’embarquement aérien, tels sont les lieux standardisés, récepteurs d’une humanité errante, à moitié exclue à l’intérieur même d’une société indifférente à la qualité due à toute existence. Ces personnes laissées Au bord de la route ne dépendent plus d’une autre présence qui se partagerait ; elles sont abandonnées au cours de leurs déambulations urbaines dans des villes si grandes qu’on ne peut jamais les quitter, «là où il y a tant d’autos, tant d’hommes et où on ne peut jamais voir deux fois le même visage. » (Le Clézio). Les artistes de Patrice Bigel marchent furieusement dans les rues de notre vie, sous des lumières froides, fantômes égarés et jetés dans le tumulte du jour et de la nuit pour agrandir la foule des ombres. Un spectacle vigoureux dans le dépassement de la misère du monde.
Véronique Hotte
Au bord de la route, conception et mise en scène de Patrice Bigel. Du 6 janvier au 12 février 2012. Vendredi, samedi à 20h30 et dimanche à 17h. Usine Hollander 1, rue du Docteur Roux, 94600 Choisy-le-Roi. Tél : 01 46 82 19 63.