Un « Dom Juan » admirable dans la mise en scène de Macha Makeïeff
Odéon – Théâtre de l’Europe / texte Molière / mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff
Publié le 22 avril 2024 - N° 321Après Trissotin ou Les Femmes savantes (2015) et Tartuffe-Théorème (2021), qui déjà autopsiait la figure d’un homme prédateur, Macha Makeïeff crée un admirable Dom Juan. Portée par d’éblouissants comédiens, la mise en scène qui traverse avec maestria et souplesse tous les registres impressionne par sa beauté et sa capacité à faire sens ici et maintenant.
Trop connu, trop daté, le Dom Juan de Molière ? Besoin d’actualisation, de transformation ? L’admirable mise en scène de Macha Makeïeff prouve qu’en 2024 la partition théâtrale non seulement saisit par sa beauté aux accents baroques et sa cohérence finement maîtrisée, mais accorde aussi à chaque personnage une telle densité et justesse dramatique qu’ici et maintenant le cheminement de la fable subjugue et interroge profondément les spectateurs et spectatrices que nous sommes. Portés par des interprètes de haut vol, chaque réplique fait mouche, chaque geste fait sens. Du burlesque à la tragédie, la pièce traverse et conjugue tous les registres avec une fluidité et une souplesse qui impressionnent, des scènes hilarantes entre Charlotte et Pierrot ou entre Dom Juan et les frères d’Elvire à celles tranchantes et troublantes où le cynisme froid et opportuniste de « l’épouseur du genre humain » s’exprime sans limites. Célèbre entre toutes, la pièce énigmatique de Molière créée en 1665 est l’un de ses chefs-d’œuvre qui fustigent les tartuffes, les dévots et l’hypocrisie autant qu’elle questionne le rapport de l’homme aux normes sociales, au Ciel et à la liberté. Mythe nourri de réécritures, Dom Juan offre une certaine plasticité d’interprétation. L’athée foudroyé serait-il un gaillard subversif et révolutionnaire qui remplace la morale par le désir ? Ou, avant tout et surtout, un prédateur totalement insensible à la douleur d’autrui ?
Une mise en scène de haute tenue
Macha Makeïeff quitte le Grand Siècle pour créer un Dom Juan « très sadien, très XVIIIe siècle français, avec une odeur de lit défait… » Ce faisant, la mise en scène interroge : où en sommes-nous de la séduction, du désir, de la prédation ? Force est de constater que si l’époque enfin libère la parole des femmes, la réponse n’est pas pour autant devenue plus simple. L’interprétation éblouissante de Xavier Gallais déleste Dom Juan de toute superbe, de toute légèreté, de tout apparat de séducteur souriant, laissant apparaître la violence primitive qui accompagne son implacable pouvoir de séduction. Dans une ivresse constante, triste et solitaire, le libertin qui se repaît du corps des femmes, reclus et traqué, donne en spectacle son désir de possession et son indifférence au Ciel, avant de mourir brûlé et pétrifié. Seul dans le rapport au père transparaît une fragilité. La relation ambivalente entre Dom Juan et Sganarelle atteint ici une humanité poignante et une ambivalence cruelle, avec un Sganarelle remarquablement interprété par Vincent Winterhalter, dans une profondeur et une justesse de chaque instant. Parfaitement incarnée par Irina Solano, Elvire est une femme forte et droite qui transcende sa peine et accuse. À l’unisson, Pascal Ternisien (si drôle), Xaverine Lefebvre, Khadija Kouyaté, Joaquim Fossi, Anthony Moudir et Jeanne-Marie Lévy complètent la distribution. Servie aussi par les lumières de Jean Bellorini, le son de Sébastien Trouvé, la mise en scène entrelace avec maestria tous les effets du théâtre. Un Dom Juan qui appelle à l’émancipation contre « les grands seigneurs méchants hommes », sachant qu’aujourd’hui comme hier « l’hypocrisie est un vice à la mode ».
Agnès Santi
A propos de l'événement
Dom Juandu mardi 23 avril 2024 au dimanche 19 mai 2024
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les lundis et le mercredi 1er mai. Tél : 01 44 85 40 40. Durée : 2h30. Spectacle vu au Théâtre national populaire à Villeurbanne.