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Théâtre - Critique

Tiphaine Raffier crée Némésis d’après le roman de Philip Roth, une fresque métaphysique sous la menace d’une mort invisible

Tiphaine Raffier crée Némésis d’après le roman de Philip Roth, une fresque métaphysique sous la menace d’une mort invisible - Critique sortie Théâtre Paris Odéon-Théâtre de l’Europe - Ateliers Berthier
© Simon Gosselin Némésis

Odéon Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier / Texte d’après Philip Roth / Mise en scène de Tiphaine Raffier

Publié le 31 mars 2023 - N° 309

Avec une vingtaine de protagonistes âgés de 7 à 77 ans, Tiphaine Raffier adapte pour la scène l’ultime roman de Philip Roth, dans lequel Newark est frappé par une épidémie de poliomyélite. Une fresque métaphysique sous la menace invisible de la mort, qui interroge la responsabilité et l’absurde de la vie.

Jamais moralisateur, souvent drôle et subversif, Philip Roth dépeint l’Amérique d’aujourd’hui et notre humaine condition. Moins caustique et plus désespéré que nombre de ses autres ouvrages, cet ultime roman est une tragédie dense, complexe, bouleversante, traversée par les questions de la responsabilité, de la culpabilité, du scandale de la mort d’enfants frappés par une épidémie de poliomyélite en 1944, dans le quartier juif de Newark, lors d’un été d’une chaleur accablante. Après La réponse des Hommes, kaléidoscope de dilemmes moraux magistralement explorés, la metteuse en scène s’empare de ce récit d’une vie détruite, d’une catastrophe qui fait écho sans établir de parallèle à l’extermination en Europe de plus d’un million d’enfants juifs, du portrait d’un quartier où la maladie génère aussi le virus de la peur avec son lot de soupçons, impuissances et colères. Fascinée par l’écriture de Philip Roth, par sa capacité à décrire « à la fois un événement et le paysage mental d’un personnage », Tiphaine Raffier relève le défi considérable de condenser sur scène ce récit foisonnant. Avec un savoir-faire qui agence avec science de multiples artifices et effets, elle  crée une œuvre belle et profonde, malgré quelques moments qui s’étirent. Némésis est l’un de ces spectacles qui infusent après le temps de la représentation.

Bucky Cantor, un « maniaque du pourquoi »

Le personnage principal, Bucky Cantor, élevé par ses grands-parents, n’a pu comme beaucoup de jeunes gens du quartier aller se battre en Europe, à cause de sa myopie. Professeur de sport apprécié des enfants, il demeure auprès d’eux puis finit par quitter Newark afin de rejoindre sa fiancée Marcia Steinberg à Indian Hill, camp de vacances où les enfants semblent à l’abri de l’atroce menace, à moins que Bucky n’y importe le virus… La pièce est structurée en trois parties, la noirceur de la perte et du deuil d’abord, à la faible lumière d’une lampe torche, puis dans un contraste saisissant la lumière et la beauté du camp d’été, paradis illusoire où résonnent des chants joyeux, avec la mignonne participation du chœur d’enfants du conservatoire de Saint-Denis, et, enfin, le moment de la tragédie archaïque et immobile, lorsque la vie est derrière soi, avec Bucky âgé, infirme, seul, interprété par Stuart Seide, et Arnold, narrateur longtemps invisible qui fut un gosse du terrain de jeu, lui aussi touché par la maladie, devenu père de famille. Déesse grecque de la vengeance, Némésis punit l’hubris des hommes. Quelle hubris ? La mise en scène pointe vers une Amérique « qui n’a pas conscientisé son histoire », vers les morts Amérindiens, qui, notons-le, furent décimés par les virus européens… Quant à Bucky, il se sent profondément coupable. Intègre et indigné, il s’insurge contre lui-même, se révolte contre Dieu, se perd dans un océan de questions auxquelles personne ne peut répondre, évinçant Marcia qui l’invite simplement à vivre, à aimer. Là peut-être est son hubris : c’est « un maniaque du pourquoi », enferré notamment dans « l’orgueil d’une interprétation religieuse enfantine » face à l’absurdité cruelle du monde. Avec les musiciens de l’ensemble Miroirs Étendus, la mise en scène déploie avec élégance toute une arborescence de sens, sans s’enfermer dans une allégorie. « Dans la vie, on n’en a jamais fini de se battre… »

Agnès Santi

A propos de l'événement

Némésis
du jeudi 23 mars 2023 au vendredi 21 avril 2023
Odéon-Théâtre de l’Europe - Ateliers Berthier
1 rue André Suares, 75017 Paris

du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Tel : 01 44 85 40 40. Durée : 2h50 sans entracte.  www.theatre-odeon.eu

 

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