La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Jazz / Musiques - Entretien

RICCARDO DEL FRA

RICCARDO DEL FRA - Critique sortie Jazz / Musiques Paris Sunset-Sunside
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© Christian Ducasse

sunset-sunside / jazz

Publié le 7 novembre 2018 - N° 270

Un pied dans l’histoire du jazz – il fut notamment le partenaire régulier de Chet Baker pendant près de dix ans -, l’autre dans la pleine vitalité du jazz qui s’invente aujourd’hui, le contrebassiste et compositeur Riccardo Del Fra signe un nouvel album saisissant et ambitieux. Moving People (chez Cristal records) sonne comme une ode à l’Autre, conçue dans l’effervescence du dialogue avec six musiciens d’horizons très différents, pour la plupart européens : Kurt Rosenwinkel à la guitare, Jan Prax et Rémi Fox aux saxophones, Tomasz Dabrowski à la trompette, Carl-Henri Morisset au piano et Jason Brown à la batterie. Rencontre.

Diriez-vous que ce nouvel album est d’abord un projet de compositeur et de leader ?

Riccardo Del Fra : Oui, certainement. Composer pour des improvisateurs est un travail particulier de réflexion sur la forme, sur l’équilibre entre l’écrit et l’improvisé. Sur l’élaboration de terrains fertiles et excitants pour les improvisations. Comme leader, j’ai essayé d’amener les interprètes-improvisateurs à signifier le message central du projet. C’est un peu comme un réalisateur avec ses acteurs. Pour cet album, j’ai voulu réunir des musiciens aux singularités très diverses, qui excellent, chacun dans leur domaine, et dont les mondes, en apparence éloignés, se rejoignent à merveille.

Le titre Moving People fait forcément penser au phénomène dramatique des migrants…

R. D. F.: Tout l’album est inspiré par l’idée de l’Autre et de l’empathie. Je crois profondément que les différences sont une richesse car elles nous poussent vers une multiplicité de points de vue, elles nous permettent d’élargir nos connaissances et même d’élever notre âme. Bien sûr, cela évoque aussi les migrants. Dans la pièce qui donne son titre à l’album, le contraste entre le premier thème, pénétrant et répétitif, et l’interlude, rythmiquement très vif et aux harmonies mouvantes, crée une double sensation de douceur et de force. Le solo lyrique de Kurt Rosenwinkel et le jeu puissant de Jason Brown signifient et subliment ces sentiments.

« Tout l’album Moving People est inspiré par l’idée de l’Autre et de l’empathie. »

C’est un disque assez grave, profond, qui se termine sur une note d’espoir…

R. D. F.: A Berlin, en 2016, j’ai reçu une commande de la Fondation Genshagen, qui œuvre pour le dialogue artistique et culturel en Europe : une création musicale qui puisse évoquer et symboliser l’espoir, avec un ensemble réunissant des musiciens français, allemands et polonais. Ce projet a été, d’une certaine façon, la genèse de « Moving People ». Dans l’album, on trouve quelques pièces de cette création. « Ressac » est inspirée par la terrible image du corps sans vie d’un petit enfant échoué sur une plage turque. « Children Walking (Through a Minefield) », je l’ai conçue comme s’il s’agissait de la musique d’un dessin animé imaginaire, dans lequel on pourrait visualiser des enfants, leurs jeux dans un champ, leurs échanges et leurs cris. Jusqu’à l’explosion d’une mine. Puis une course-poursuite. La courte citation de Beethoven est là pour évoquer une image de l’Europe avec un grand point d’interrogation. Dans le disque il y a aussi des morceaux joyeux et chatoyants comme Street Scenes, ou légers et aériens comme Cieli Sereni. Certains thèmes sont graves mais ce qui a été pour moi une révélation et une grande joie, c’est d’avoir constaté l’effet énergétique et jubilatoire de ces musiques sur le public dans tous nos concerts.

Le casting du disque est très juvénile et international. Pourquoi ?

R. D. F.: Depuis des années, je crée des groupes mêlant générations, pays, styles ou esthétiques. Ces projets naissent de mes rencontres dans des mondes très divers. Je suis curieux de toutes les musiques – j’aime particulièrement la musique contemporaine – et de tous les arts qui sont des sources inépuisables d’inspiration. J’aime partager la scène – et la route ! – avec des musiciens sensibles, qui maîtrisent le langage du jazz et restent ouverts à la transversalité et à l’expérimentation. Rémi Fox ou Carl-Henri Morisset, par exemple, sont des modèles de cette polyvalence.

Dans l’imaginaire collectif du monde du jazz, votre nom reste fortement associé à celui de Chet Baker…

R. D. F.: Je me souviens encore aujourd’hui – trente ans après sa disparition – de mon premier concert avec Chet, en Italie, de cette sensation nouvelle, dès le premier morceau, de confort et de souplesse où il arrivait à amener le groupe, dans un swing décontracté et un tempo impeccable, avec un phrasé élégant ponctué de silences, eux aussi expressifs. Impossible de refuser son invitation à le suivre. Une tournée qui aurait dû durer une vingtaine de jours devint le virage le plus important de ma vie. Je m’installais à Paris que j’ai aimé de suite autant que la femme qui m’y retenait et qui m’apprenait à aimer le français. A part l’histoire personnelle, fréquenter un tel poète a bouleversé mes conceptions esthétiques et le travail de la matière sonore. La technique a son importance mais il faut en avoir pour ne pas s’en servir. Il faut apprendre à jouer avec la retenue, avec les silences ; à occuper l’espace sans l’investir. A faire parler le plus profond de son être à travers le son.

Propos recueillis par Jean-Luc Caradec

NOUVEL ALBUM
Moving People

Musicien italien installé de longue date en France, pédagogue émérite au sein du Conservatoire national supérieur de Paris où il a la responsabilité du département jazz, Riccardo Del Fra est non seulement un Européen convaincu mais aussi, comme le suggère le titre de son album, l’un de ces Moving People pour qui l’existence ne saurait être figée en un seul lieu mais bien portée par les échanges et les rencontres. Enregistré avec de jeunes musiciens originaires de différents pays d’Europe, un batteur américain et, invité sur quelques titres, le guitariste berlinois d’adoption Kurt Rosenwinkel, ce disque est l’une des plus belles manifestations de ce credo, et une manière d’attester que si les politiques achoppent à défendre la nécessité de l’ouverture des frontières, les artistes sont là pour nous en rappeler les bienfaits. Développant un répertoire entièrement original habité avec beaucoup de sensibilité par les membres de son groupe, le contrebassiste alterne formes et formats dans une série de tableaux mouvants et intenses, mettant en œuvre un langage contemporain qui ne bride jamais l’expressivité de chacun. On est évidemment heureux de découvrir le lyrisme de Kurt Rosenwinkel dans ce contexte, subtilement porté par la contrebasse du leader, mais c’est l’ensemble de l’album qui séduit, à l’image de la composition éponyme, placée en ouverture et en épilogue du disque, qui s’épanouit à partir d’une mélodie simple, en un jeu d’arabesques qui se fait poignant à mesure qu’il gagne en densité.

Vincent Bessières

A propos de l'événement

RICCARDO DEL FRA
du jeudi 29 novembre 2018 au samedi 1 décembre 2018
Sunset-Sunside
60 rue des Lombards, 75001 Paris

du Jeudi 29 novembre 2018 au Samedi 1 décembre 2018.

Et aussi en tournée : du 15 au 17 novembre en Allemagne, le 22 à Metz (57), le16 décembre à Gap (05), le 1er février à Neuburg (Allemagne)*, le 2 février Radio-France à Paris*, le 5 avril à Bourg-sur-Gironde (33), le 19 avril à Copenhague (Danemark), le 25 à Heilbronn en Allemagne, le 27 au Festival de Schwerin (Allemagne), etc.

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