« Premier amour » de Samuel Beckett avec le talentueux Jean-Quentin Châtelain, mise en scène de Jean-Michel Meyer
Lucernaire
Publié le 25 octobre 2022 - N° 304Plus de vingt ans après sa création, Jean-Michel Meyer reprend sa mise en scène de ce monologue intérieur troublant. Au sommet de son art, le comédien Jean-Quentin Châtelain y déploie l’humour acide et le tragique bouleversant de ce texte de jeunesse. À voir !
Monologueur hors pair, récitant de poèmes marquants – on se souvient par exemple de l’extraordinaire Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertesz dans la mise en scène de Joël Jouanneau –, Jean-Quentin Châtelain reprend aujourd’hui Premier amour de Beckett, en compagnie du metteur en scène et complice de longue date Jean-Michel Meyer. D’abord créé pour la radio, puis au théâtre à l’invitation de René Gonzales, alors directeur du Théâtre de Vidy-Lausanne, cette production de Premier amour impressionne et réjouit. Plus ou moins autobiographique, le plus ou le moins chez l’auteur irlandais n’ayant que peu d’importance, ce texte – l’un des premiers qu’il écrivit en français – relate la rencontre insolite du narrateur avec une femme installée sur un banc, tandis qu’il erre sans domicile, solitaire et marginal, après la mort de son père. Seuls accessoires sur le plateau nu, une chaise pivotante qui grince, un vieux chapeau usé.
L’étrange musique des mots
Le metteur en scène rappelle les exigences au moment de la création de Jérôme Lindon, exécuteur testamentaire de Samuel Beckett et directeur des Éditions de Minuit : « Pas de musique, pas de décor, pas de gesticulation ». Pari réussi : aucune facilité, aucune insistance, aucune afféterie dans la phénoménale prestation de Jean-Quentin Châtelain, mais plutôt une magnifique incarnation de la musique des mots, et de ce qu’ils charrient de contradictions et d’humour caustique. Jamais cet humour ne devient anecdotique, ici le rire ouvre sur le tragique de l’existence, et seul un grand comédien peut tenir cet équilibre ténu entre cocasserie piquante et indifférence glacée. Implacable observateur de sa vie, le narrateur dit ce qui caractérise, ou pas, sa relation hasardeuse à Lulu, énonce cyniquement sa condition étrange d’être au monde qui volontiers s’absente. « L’affreux nom d’amour » se charge ici d’une multiplicité de réalités. « Je ne me sentais pas bien à côté d’elle, sauf que je me sentais libre de penser à autre chose qu’à elle, et c’était déjà énorme, aux vieilles choses éprouvées, l’une après l’autre, et ainsi de proche en proche à rien, comme par des marches descendant vers une eau profonde. » dit-il. Un spectacle de haute tenue, à ne pas manquer !
Agnès Santi
A propos de l'événement
Premier amourdu mercredi 19 octobre 2022 au dimanche 4 décembre 2022
Lucernaire
54 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris
du mardi au samedi à 21h, dimanche à 17h30. Relâche les 10, 11, 12, 24 et 26 novembre. Tél : 01 45 44 57 34. Durée : 1h30. Spectacle vu au Théâtre des Halles en juillet 2021 dans le cadre d’Avignon Off.