Portrait
Emma Dante, un théâtre volcanique et tranchant
L’auteur et metteur en scène sicilienne poursuit sa tournée francilienne et
s’installe au théâtre du Rond-Point avec deux spectacles.
« Mon théâtre est un animal rôti au four, un cochon, une pièce de viande
qui doit être découpée soigneusement et servie avec un bon vin rouge. »
prévient Emma Dante. L’auteur et metteur en scène plonge en effet le tranchant
d’une langue brute, vorace, dans le c’ur de la famille palermitaine et découpe
avec amour les rites de vies infectées par la misère, la violence latente et le
poison mafieux. Saignant, charnel, un brin coriace, son théâtre dépèce d’âpres
histoires de fratrie, de pouvoir et de vengeance? nouées par l’enfermement
communautaire, l’honneur et la mort. C’est qu’Emma Dante est une enfant du
pays… Elle en connaît les codes, les lois silencieuses, l’impitoyable talion.
Elle en décrypte aussi les signes privés et les tacites arrangements. Artiste
volcanique, elle a pourtant d’abord tracé sa route sur la péninsule. Partie pour
Rome à vingt ans où elle entre à l’Accademia d’arte drammatica Silvio d’Amico
(le Conservatoire de Rome), elle se lance en 1991 dans la carrière de
comédienne. En 1999, lasse de vadrouiller sur les planches et la foi artistique
passablement ébréchée, elle revient à Palerme, auprès de ma mère malade.
Hésitante, fauchée, la révolte au creux du ventre, elle organise un atelier avec
de jeunes gens et fonde la compagnie théâtrale Sud Costa Occidentale.
De la famille à la terre : une société figée et destructrice
C’est en prélevant cette réalité cadenassée, blanchie sous le soleil
sicilien, qu’elle crée m’Palermu en 2001, première pièce d’une trilogie
en dialecte palermitain, qui lui vaut de recevoir le prestigieux Prix Ubu.
D’emblée, elle affirme l’originalité d’une démarche qui se glisse dans
l’intimité familiale pour éviscérer les douleurs d’une terre pétrifiée dans le
passé, qui écrit autant avec les mots que le corps des acteurs. Le jeu, tout à
la fois expressionniste et abstrait, raille les simulacres de l’existence et
tord le burlesque jusqu’à la grimace, condensant en un cri muet toute la
souffrance désespérée et l’énergie forcenée de ces êtres corsetés. Tenus par les
rivets de la tradition, privés de conscience politique ou sociale, les
personnages se plient fièrement aux règles ancestrales de l’omerta et respectent
scrupuleusement la fatalité d’une société figée dans l’orgueil, jusqu’à devenir
les séides d’un ordre qui les oppresse « au nom du Père, du Fils, de la Mère
et du Saint Esprit ». Oubliant de vivre? car paralysés par le regard des
autres. « La famille que je raconte dans cette trilogie n?est pas une famille
bien pensante, c’est une famille désespérée et exaspérée et donc aussi violente.
Dans ces familles, les traditions se sont retournées contre elles et les ont
détruites. La famille dans le monde actuel peut être un refuge, mais elle
devient vite un bunker qui empêche de mener une vie personnelle. Et je pense
encore davantage au poids de la famille plus lointaine, oncles ou cousins »,
explique Emma Dante.
Une ?uvre dérangeante, au chevet de la mort
Après Carnezzeria (Boucherie), qui révèle les abus de la virilité
paternelle et la prison du mariage arrangé, Vita Mia (Ma vie) (2004) pose
le troisième acte des récits-contes qui éclairent les m’urs siciliennes. Dans
cette pièce autobiographique, hantée par le souvenir du décès de son frère, en
1995 dans un accident, Emma Dante convoque le théâtre au chevet de la mort. Une
mère enterre un de ses fils. « Vita mia est la tentative folle et
désespérée de retarder jusqu’au bout de ses forces la dernière danse avant la
mort. », dit-elle. Intense, poignante, cette veillée funèbre célèbre malgré
tout la vie, entre ombre et lumière, et dénude au sang les liens mère-fils, dans
un pays où possession et don, passé et futur, se confondent. Mishelle di
Sant?Oliva, créé en 2005, fouille aussi les relations de la parentèle, mais
du côté du père. La mère, ancienne chanteuse et stripteaseuse légère à l’Olympia
de Paris, a quitté le foyer voilà dix ans et se fond dans le portrait mythifié
du souvenir. Près de Sant?Oliva, le quartier des putains, le père et le fils
l’attendent, assis sur leur tabouret, ensemble et pourtant sans un regard. Le
vieux, rongé par le temps, reste cloué chez lui dans l’espoir du retour de sa
blonde fée. Le « fiston de la Française », d’une grâce à la Botero,
s’habille à la nuit tombée et se pare comme Mishelle pour arpenter les rues
obscures en travesti. L’un et l’autre encagés dans leur souffrance, leurs
frustrations. Seuls mais irrémédiablement liés.
Gwénola David
Deux spectacles d’Emma Dante : Vita Mia, à 19h30, sauf samedi à 18h
et 21h, dimanche à 17h, et Mishelle di Sant?Oliva, à 21h, sauf samedi à
19h30, dimanche à 15h30, du 5 mai au 17 juin, relâche les lundis et les 8, 17 et
27 mai, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt 75008
Paris. Rens. 01 44 95 98 00 et
www.theatredurondpoint.fr. Spectacles en
palermitain et italien surtitrés en français. Durée : 1h chaque. Vus à la MAC de
Crétreil.