Elle est là : Le poids d’une obsession
Incarnant les trois figures de la pièce de Nathalie Sarraute, Pierre Arditi, Didier Bezace et Evelyne Bouix nous entraînent dans les sinuosités d’une quête compulsive. Quand une « tête d’épingle » devient une montagne…
En quoi cette pièce vous semble-t-elle rejoindre les enjeux essentiels de l’écriture de Nathalie Sarraute ?
Pierre Arditi : Tout d’abord, évidemment, il y a son style, son écriture. Dans cette pièce, les personnages ne vont jamais au bout de ce qu’ils semblent avoir à dire. Généralement, dans la vie, on finit ses phrases, parce qu’on ne leur donne qu’un seul sens. Nathalie Sarraute, elle, trace une route à l’issue de laquelle se dessine une fourche, avec diverses possibilités de poursuites. Chacun est alors libre de prendre le chemin qui lui convient. Dans Elle est là, elle développe son propos à partir d’une réflexion, une pensée qui serait née dans l’esprit d’une femme, une pensée que l’on ne connaît pas, sur laquelle on ne sait rien, mais qui se met à enfler pour devenir une obsession. Comment une idée de la taille d’une tête d’épingle est capable d’engendrer, chez quelqu’un, un malaise pouvant mener à la folie ou au meurtre ? La question reste en suspens puisque Sarraute ne résout rien. Elle dessine des aires de vision parmi lesquelles chacun est libre de prendre une loupe et de regarder ce que bon lui semble.
Didier Bezace : D’ailleurs, elle s’explique de cela. Elle dit que l’inconscient est très difficile à faire émerger, alors que le subconscient – si on s’y arrête, si on le regarde à la loupe – est tout à fait identifiable. C’est ce qu’elle fait dans Elle est là. Elle définit un champ obsessionnel qui est de l’ordre du subconscient, du ressenti, du non-explicite. Son travail d’auteur revient ainsi à organiser des mots pour donner à saisir cette chose minuscule qui prend une énorme importance, qui devient le centre de l’action. Je crois que Simone Benmussa a dit que ce théâtre était un théâtre du scandale. C’est juste. Ces petites choses que l’on considère, dans la vie normale, comme des choses anecdotiques, ces petites choses sur lesquelles on ne s’arrête pas, Nathalie Sarraute les développe, les pousse, les distend, de manière à ce qu’elles prennent une force et une apparence susceptibles de faire jaillir le scandale.
Evelyne Bouix : Il me semble que la notion d’invisible est également très importante dans ce théâtre. Nathalie Sarraute cherche, scrute un détail et, tout à coup, quelque chose prend forme. On ne sait pas très bien comment cela germe, mais c’est là, présent. Trois personnes discutent et l’un d’entre eux a l’impression que, peut-être, son interlocutrice, qui n’a d’ailleurs rien dit, n’est pas tout à fait d’accord avec le propos qui vient d’être tenu. Sarraute se saisit de cette chose infime qui, dans la vie de tous les jours, passerait sans doute inaperçue, et en fait le centre de sa pièce, le centre de sa pensée.
D. B. : Car il faut comprendre que ce qui nous apparaît comme un détail est, pour elle, une chose humaine importante, une chose qu’il faut parvenir à mettre au jour. Elle essaie donc de construire un théâtre qui ne s’occupe que de cela, un théâtre dont l’objet principal est l’exploration de cette impression incertaine, de cette intuition énigmatique.
« Nathalie Sarraute définit un champ obsessionnel qui est de l’ordre du subconscient, du ressenti, du non-explicite. » Didier Bezace
Comme parvient-on à donner naissance, sur scène, à cet univers impalpable ?
P. A. : Il faut tout simplement l’incarner. Car, sinon, il ne peut rien se passer. Je crois que l’erreur serait vraiment d’envisager ce théâtre comme un théâtre de l’étrange. Il s’agit, au contraire, d’un théâtre d’une réalité assourdissante ! Mais, on n’a pas l’habitude de s’arrêter sur cette réalité-là. C’est la raison pour laquelle elle nous semble aussi incongrue. Finalement, le cœur de Elle est là est quelque chose de totalement palpable. Les obsessions et les douleurs qui se dégagent de ce texte sont parfaitement identifiables.
D. B. : Je suis d’accord. Quelle que soit la mise en scène que l’on envisage, il y a un moment où l’on est obligé de revenir à une réalité très concrète : ce qui constitue la dramaturgie profonde du théâtre de Nathalie Sarraute, ce sont les mots, ce sont les êtres qui disent des choses ou qui n’en disent pas. Il me semble très important de parvenir à rendre compte, à travers les mots et les silences, de la détresse qui se dégage de cette macération mentale. Car, il y a beaucoup de souffrance dans Elle est là. Une souffrance qui se déploie, s’amplifie, au point où les protagonistes en arrivent à envisager des solutions radicales. Et puis, à un moment, l’acceptation surgit, comme une épine qui viendrait crever subitement un ballon.
E. B. : Cette acceptation mène à une grande solitude. Le personnage appelé “H. 2” le dit très bien : il souhaite rester seul avec son idée, loin d’elle et de la sienne… L’énigme posée n’est donc pas résolue. Tout s’achève en renvoyant chacun à son propre monde.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
Elle est là, de Nathalie Sarraute ; mise en scène de Didier Bezace. Du 5 au 20 juin 2008. Les mardis, mercredis et vendredis à 21h00, les jeudis à 20h00, les samedis à 17h00 et 21h00, les dimanches à 16h30. Théâtre de la Commune, Centre dramatique national d’Aubervilliers, 2, rue Edouard Poisson, 93300 Aubervilliers. Réservations au 01 48 33 16 16.