Soirée de gala (forever and ever)
Gilles Defacque rassemble une troupe de [...]
Stanislas Nordey enferme le texte de Peter Handke et ses acteurs dans une mise en scène formelle.
« Mon frère m’a écrit une lettre. Il s’agit d’argent ; de plus que d’argent : de la maison de nos parents morts et du bout de terre où elle se trouve. Comme aîné, j’en suis l’héritier. Mon frère y habite avec sa famille. Il me demande de renoncer à la maison et au terrain, pour que notre sœur puisse se rendre indépendante et ouvrir une boutique. ». En quelques mots, Gregor défait le nœud du passé qui soudain resurgit et cogne à la face du présent. Depuis longtemps, il a quitté la terre laborieuse de son enfance, gagné la ville et les belles lettres, l’urbanité et ses civilités. Il vient de loin, lui, l’aîné, le fils prodigue, devenu écrivain quand son frère et sa sœur sont restés coincés dans la vallée, lui ouvrier du bâtiment et elle vendeuse dans une épicerie. Il faut aujourd’hui affronter l’héritage, l’humiliation qu’il infligea aux siens avec l’impunité arrogante du savoir, les blessures incrustées dans les chairs du souvenir. Le temps est venu de fendre les cailloux du silence, de libérer à petits coups les rancœurs serrées au fond de la gorge. Chacun tour à tour déverse la parole en longs lamentos, qui charrient dans leurs flots impétueux et puissants les douleurs de la famille, de la transmission, des rapports de classe, de la ruralité face à l’urbanisme dévastateur… mais aussi la foi en l’art comme espoir de l’humanité.
Sentencieux
Avec cette pièce créée en 1982, Peter Handke clôt la tétralogie littéraire du Lent retour, débutée trois romans plus tôt comme exploration de l’être dans le voyage vers l’enfance. Il brise ici tous les ressorts de la composition dramatique – dialogues, événements, intrigues – et tresse de vastes monologues en un poème épique, où « dire et raconter y sont une seule chose. ». La langue tantôt virevolte, caresse l’azur et court au creux des plaines bruissantes, enivrée par l’emphase et les dorures de style, ou parfois mord, saturée de la hargne des offensés, au seuil d’éclater. « Je ne me plains pas, je porte plainte » lâche une Vieille femme sans nom. Comment cheminer dans cette poésie touffue, escarpée ? « Jouez le jeu – mais qu’il ait de l’âme. » dit Nova, énigmatique compagne de Gregor qui surplombe le récit en Athéna messianique. Sans doute est-ce l’âme qui fait défaut dans la mise en scène de Stanislas Nordey. Son interprétation de Hans ne manque pourtant pas de flamme. Mais la troupe, composée de comédiens de belle trempe (Jeanne Balibar, Emmanuelle Béart, Annie Mercier, Véronique Nordey, Laurent Sauvage…) semble enfermée dans un formalisme hiératique, à l’image de la scénographie d’Emmanuel Clolus. Figés, face au public, la main suspendue pour marquer la mesure, les acteurs soliloquent, martèlent les mots systématiquement, jusqu’à polir tout relief. Désincarnée, la parole finit par ronfler, malgré l’habile musique d’Olivier Mellano à la guitare électrique. Ce lyrisme tranche d’ailleurs avec le laconisme habituel du théâtre de Peter Handke. On serait même presque gêné à la fin par l’absence de dialogue, c’est-à-dire d’adresse et d’écoute de l’autre, comme si les regards ne pouvaient que se superposer sans se croiser. Et aussi par cet éloge nostalgique de la nature contre la modernité défigurant les terroirs et le travail, par l’appel à la « croyance raisonnable en l’effroi divin » et l’exhortation un brin naïve à la paix éternelle, à la réconciliation, avec l’époque, avec les autres, avec soi. « Hommes, dieux qui ont fui les dieux : inventez le grand pas, faites le grand saut. ». Bon, on méditera…
Gwénola David
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