« Notre Vie dans l’Art » au Théâtre du Soleil : le dramaturge américain Richard Nelson propose un moment théâtral d’humanité irréductible
Théâtre du Soleil / écriture et mise en scène Richard Nelson / traduction Ariane Mnouchkine
Publié le 26 janvier 2024 - N° 318Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, le dramaturge américain Richard Nelson éclaire l’expérience de la tournée américaine du Théâtre d’Art de Moscou à Chicago en 1923. Au-delà de son ancrage historique et quotidien, un moment théâtral d’humanité irréductible. Quand l’éphémère du théâtre bouleverse et résiste au temps…
Étonnant spectacle qui résonne et se révèle au-delà même du temps de la représentation, en affirmant avec vigueur malgré son apparence modeste la vitalité résistante de l’art. Sans conflit majeur entre les personnages ni intrigue à rebondissements, il retrace les « conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923 ». Le contexte précis génère une fiction largement documentée, nourrie également par le maître Tchekhov, que l’auteur admire profondément, fiction où s’invitent divers enjeux artistiques, humains et politiques, sur fond de tensions (déjà !) entre Amérique et Russie. En Union soviétique, les œuvres du Théâtre d’Art dépourvues de contenu politique furent considérées comme démodées et bourgeoises. Aux États-Unis, la troupe fut applaudie par les Russes blancs nostalgiques (un soutien problématique pour le pouvoir russe), fut aussi accusée de bolchevisme. Malgré ces aléas difficiles à gérer, cette tournée historique de la troupe de Constantin Stanislavski (1863-1938), accueillie selon un critique du New York Times avec « une impatience fébrile », influença considérablement la formation de l’acteur aux États-Unis, tant au théâtre qu’au cinéma. La pièce interroge ce que créer veut dire, à cet endroit d’indispensable liberté qui fonde le geste de l’artiste, à cet endroit aussi de multiples empêchements – dont le naufrage du communisme soviétique, ex-utopie qui sombre dans l’absolutisme –, à cet endroit encore de vulnérabilité et de précarité où l’art et la vie s’imbriquent intimement, où pèsent les entraves économiques dans une société du profit.
Liberté et précarité de l’art
Richard Nelson destina d’abord la pièce au metteur en scène russe Lev Dodine, avant que la guerre empêche définitivement l’option russe. Créée à l’invitation d’Ariane Mnouchkine, qui a découvert le travail du dramaturge américain en 2009 pendant la tournée de la troupe à New York avec Les Éphèmères, Notre Vie dans l’Art reprend son dispositif bi-frontal. Une jolie correspondance… Autour d’une table dans une pension de famille les comédiens mangent, portent des toasts, chantent, font des sketchs, s’inquiètent et s’interrogent sur leur avenir alors que le Théâtre d’Art célèbre ses 25 ans. Il est difficile de ne pas voir un lien de parenté entre la célèbre troupe russe et le Théâtre du Soleil, qui collectivement depuis plus de 50 ans crée avec ténacité un art universel nourri de singularités du monde entier ! Maurice Durozier est formidable en Kostia, de même que Georges Bigot (indispensable humour !), Duccio Bellugi-Vannuccini, Hélène Cinque, Nirupama Nityanandan et Shaghayegh Beheshti, ainsi que Arman Saribekyan, Clémence Fougea, Judit Jancsò, Agustin Letelier et Tomaz Nogueira. La pièce n’est-elle pas limitée par son ancrage historique ? Eh bien non, tant à toute époque l’art court le risque d’être nié ou instrumentalisé de multiples façons. Peut-être que ce qu’on aime particulièrement dans ce théâtre et ce beau lieu du Soleil, en ces temps de violence et de haine qui se propage, c’est simplement, sans aucune étroitesse, l’attention accordée à l’humanité de chacun, à son désir de créer et de vivre. Dans la nef du Soleil, des boites en bois recueillent les dons destinés à l’achat de drones démineurs pour sauver des vies en Ukraine.
Agnès Santi
A propos de l'événement
Notre Vie dans l’Artdu mercredi 6 décembre 2023 au dimanche 3 mars 2024
Théâtre du Soleil
route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. Tél : 01 43 74 24 08. Dans le cadre du Festival d’Automne 2023.