La justice est-elle juste ?
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Texte cru, parfois obscène, écrit au féminin, le dix-huitième et dernier chapitre de l’Ulysse de Joyce, qu’on appelle souvent “Molly Bloom“, donne à entendre « le babillage » de l’héroïne éponyme, sa pensée nocturne et quasi somnambulique libérée des inhibitions de la veille.
James Joyce revient en force. Les droits de son œuvre tombés dans le domaine public, c’est le second Molly Bloom qui nous est donné à voir cette saison. Si celui d’Anouk Grinberg s’apparentait à un long murmure, celui de Céline Sallette est plus rageur, plus rocailleux et emporté. La jeune comédienne transforme en effet le flot de pensées nocturnes de la femme de Leopold Bloom en un soliloque tourbillonnant qu’elle distille aux quatre coins d’une chambre tournoyant sur elle-même, jusqu’à se retrouver cul par-dessus tête. Il faut dire que le fameux stream of conciousness paratactique de l’écrivain irlandais vous lessive comme un puissant rouleau de Mer d’Irlande, tant la vigueur et le rythme de son écriture épousent la dynamique d’une pensée, qui à la fois tourne en boucle et digresse sans cesse, chahutant en son roulement incessant une Molly Bloom que la rudesse des hommes et les rigueurs de la société irlandaise n’ont pas épargnée.
La figure moderne d’une femme déculpabilisée
Faut-il avoir lu Ulysse pour apprécier Molly Bloom ? Certainement pas. Connaître un peu les lettres de James Joyce à sa femme Nora éclaire en revanche d’une lumière biographique ce texte où le désir féminin – et à travers lui la condition féminine – est crûment pris à bras-le-corps par l’auteur irlandais. De toute façon, le monologue ne dessine pas un récit de la vie de Molly Bloom. Sa jeunesse à Gibraltar, sa rencontre avec Léopold, ses amants, sa liaison avec Hugh Boylan, la perte de son enfant y sont évoqués de manière désordonnée, allusive et rapide, comme l’exige le ressassement océanique de la prose joycienne. Ce n’est pas un problème. L’affirmation ultime de Molly, qui clôt le monologue et le roman d’un « Oui » orgasmique, concentre la portée subversive du texte habilement relayée par la traduction de Thiphaine Samoyault. En émerge la figure moderne d’une femme déculpabilisée, initialement rattachée au mythe de la fidèle Pénélope, et qui laisse enfin, en cette fin de roman, s’exprimer son désir. Non pas ce désir ridicule des mâles qui ne pensent qu’à ça, dont elle se moque d’ailleurs abondamment. Mais cette libido, cette volonté de puissance, cette affirmation de soi qui s’épanouissant peuvent lui permettre d’imposer sa liberté. Céline Sallette, la voix rugueuse aux accents populaires, concilie ainsi en un personnage fragile et sauvage, enfantin et déterminé, les contradictions de l’héroïne Joycienne, et porte avec passion les huit longues phrases du texte et leur musique hypnotique. Laurent Laffargue a choisi de lui faire traverser le texte – et sa chambre tourneboulée comme sa pensée – sens dessus-dessous. Sans direction nette, on s’y perd un peu. Mais ne serait-ce pas trahir sinon la littérature joycienne ?
Eric Demey
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