La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Luk Perceval

Luk Perceval - Critique sortie Théâtre
© Jay Versweyveld

Publié le 10 mars 2012 - N° 196

La morale et ses contradictions

Metteur en scène flamand, directeur du Thalia Theater à Hambourg, Luk Perceval, maintes fois primé, demeure méconnu en France. Sa mise en scène du prodigieux et implacable roman Disgrâce de l’écrivain sud-africain J. M. Coetzee, produite par le Toneelgroep d’Amsterdam et saluée par le public et la critique, est l’occasion de le découvrir, à la MAC de Créteil, dans le cadre du festival international EXIT.

« Une pièce sur les êtres humains et le pouvoir, sur le besoin de domination, de contrôle de sa vie. »

Comment envisagez-vous l’histoire de ce roman ?

Luk Perceval : Ce roman marquant raconte l’histoire faustienne d’un homme, David Lurie, nourri de l’arrogance de sa culture blanche, professeur à l’université du Cap en Afrique du sud, qui pense que sa supériorité de blanc peut lui permettre de faire tout ce qu’il veut. Le viol d’une étudiante transforme tout cela, il est alors puni et chassé de l’université, et doit survivre avec sa fille à la campagne, dans une ferme. Cet endroit est le contraire de l’environnement très protégé d’où il vient. Sa fille s’occupe d’un chenil où elle doit euthanasier une partie des nombreux chiens errants qu’elle recueille. Un jour, lors d’une violente attaque, sa fille est violée par un homme noir. La morale de David Lurie sur le sujet du viol est alors totalement bouleversée et inversée : alors que concernant l’étudiante il explique que le désir l’a submergé, pour sa fille, il est saisi de rage et veut tuer le violeur. Cette contradiction dans la morale est vraiment très intéressante, ainsi que l’aspect faustien de l’histoire. Le personnage principal approche en effet de la fin de sa vie et recherche un niveau plus intense de sexualité, mais il s’enlise, il est confronté au viol de sa fille, au fait qu’elle soit enceinte à cause de ce viol, à celui qu’elle veuille garder l’enfant.  Il doit accepter tout cela, apprendre  la brutalité de la vie. La seule chose que l’on puisse faire en tant qu’être humain, c’est d’accepter cette brutalité et les lois de la nature. Le roman explore ce thème de façon impressionnante et émouvante.

Comme dans les romans d’apprentissage, le héros devient-il de plus en plus lucide lors de son parcours ?

L. P. : Non, pas du tout. C’est effectivement une théorie à propos de David Lurie fréquemment énoncée, une théorie qui considère le personnage principal comme une sorte de Christ souffrant ayant finalement acquis une plus grande lucidité sur le monde, ou comme une sorte de Roi Lear qui après un voyage spirituel voit plus clair dans la vie. Je ne suis pas d’accord avec cette lecture. David Lurie est simplement réaliste, il accepte de plus en plus son destin, mais cette acceptation ne donne pas un nouveau sens à sa vie, et ne lui ouvre aucune perspective. Il est cynique et amer au début, déçu et amer à la fin, et n’est donc ni éclairé ni soulagé de quoi de que ce soit. Dans tout le roman, il établit un parallèle entre les chiens qu’il accompagne jusqu’à la mort et lui-même. Il doit accepter qu’il vieillit inéluctablement et qu’il n’est là que pour mourir.

La pièce est donc très pessimiste… 

L. P. : Mais elle est aussi  très drôle car la rage et la douleur que David Lurie ressent lorsqu’il est exclu de la société se font pure ironie. Par exemple dans la façon dont il décrit de façon clinique et très distanciée comment il couche avec des femmes. Il est son propre spectateur pendant l’acte sexuel, un peu à la manière de certains personnages de Woody Allen. Il y a quelque chose de très  triste et de très drôle à la fois dans ces descriptions.

Quelle scénographie avez-vous imaginée ?  

L. P. : Avec Katrin Brack, une célèbre scénographe allemande avec laquelle je travaille depuis longtemps, nous avons voulu transcrire sur scène cette impression d’être submergé par une masse de gens noirs, une masse aliénante. Nous avons d’abord pensé à 100 à 200 figurants noirs sur la scène, ce qui coûtait trop cher. Puis nous avons eu l’idée de travailler avec des mannequins à taille humaine, qui remplissent le plateau entier, et ressemblent à des êtres humains.

Est-ce une pièce spécifiquement sur l’Afrique du Sud ?

L. P. :  La pièce dépasse ce contexte, c’est une pièce sur les êtres humains et le pouvoir, sur le besoin de domination, de contrôle de sa vie et de celle de autres. David Lurie au Cap vit dans la culture blanche des intellectuels et dans un environnement qu’il maîtrise. A partir du moment où il doit survivre chez sa fille, à la campagne, il n’a plus de pouvoir et de connaissance, il dépend du pouvoir et de la connaissance des noirs, qui essaient de s’organiser selon les règles qu’ils ont apprises des blancs. C’est très dur et brutal. Ce n’est pas spécifique à l’Afrique du Sud, et on pourrait imaginer un processus semblable au Congo, en Afrique, en Amérique, en Chine…

Propos recueillis et traduits par Agnès Santi


Disgrâce d’après J. M. Coetzee, mise en scène Luk Perceval, du 15 au 17 mars à 21h, à la Maison des Arts et de la Culture de Créteil, dans le cadre du Festival EXIT. Tél : 01 45 13 19 19.

A propos de l'événement


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