La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2012 Entretien / Philippe Coulangeon

Les métamorphoses de la distinction

Les métamorphoses de la distinction - Critique sortie Avignon / 2012
Crédit photo : DR

Publié le 10 juillet 2012

Décryptant les évolutions des pratiques culturelles des Français, le sociologue Philippe Coulangeon montre que les inégalités sociales perdurent et que les mécanismes de la « distinction » mis en évidence par Bourdieu prennent désormais des formes plus complexes dans le contexte d’une redéfinition des normes de la légitimité culturelle.

« La légitimité est de plus en plus structurée par une certaine ouverture à l’altérité. »
 
L’expansion de la culture de masse a-t-elle entamé la domination de la culture savante ?
Philippe Coulangeon : La norme de la légitimité culturelle a évolué vers des pratiques plus éclectiques qu’auparavant. Bien que la mobilité sociale soit de nos jours ralentie, les catégories les plus consommatrices de biens culturels, à savoir les cadres supérieurs et les professions intermédiaires, ne sont plus constituées majoritairement d’« héritiers » pour reprendre l’expression de Bourdieu et Passeron. Elles sont plus hétérogènes dans leur composition, dans leurs origines sociales et géographiques, que dans les années 60. La massification de l’enseignement secondaire s’est également traduite par une modification de la morphologie sociale des populations scolaires. Lieu de transmission, l’école est aussi un espace de socialisation. La classe populaire est devenue aujourd’hui majoritaire dans les effectifs et tend à diffuser ses goûts et ses codes au sein de la jeunesse par un phénomène de mimétisme inversé, d’autant plus que l’autorité culturelle de l’école s’est affaiblie. Cette perméabilité se manifeste sans doute plus en France qu’ailleurs en raison de la mixité sociale de la plupart des établissements. De fait, les frontières entre cultures savante et populaire sont devenues poreuses, ce qui s’observe notamment dans les modes vestimentaires ou musicales.
 
Quel est aujourd’hui le rôle de la culture dans la structuration des rapports sociaux ?
P. C. : Les ressources culturelles au sens large n’ont jamais exercé un impact aussi fort qu’à notre époque sur l’orientation des destins sociaux, notamment à cause de l’importance des diplômes pour accéder au marché du travail. Les inégalités de classes ne se fondent pas sur des déterminants strictement économiques. Toutefois, le capital culturel ne repose plus seulement sur les arts classiques et ne s’identifie plus à l’institution scolaire. Il recouvre des ressources plus variées et plus cosmopolites, telles que la maîtrise des langues étrangères. Les hiérarchies culturelles et scolaires se superposent moins et la légitimité est de plus en plus structurée par une certaine ouverture à l’altérité et à la diversité.
 
Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français montrent que les écarts entre classes se sont accrus ces dernières décennies.
P. C. : Les clivages sociaux ont subsisté, se sont parfois creusés, tant dans la fréquence, l’investissement financier que dans les modalités et les contenus des pratiques. Le constat statistique masque cependant une profonde métamorphose du visage de la France depuis les années 70, ce qui tempère la signification des comparaisons. Les politiques publiques visant à réduire les inégalités d’accès à la culture se sont surtout attaquées aux disparités géographiques par la décentralisation et l’aménagement du territoire et, sur ce plan, elles ont permis de réduire les écarts entre Paris et la province, entre les grandes agglomérations et les villes moyennes.
 
La théorie de la reproduction se perpétue-t-elle ?
P. C. : Elle reste pertinente même si ses marqueurs ont changé. Les mécanismes de la distinction et de la reproduction sont d’autant plus efficaces qu’ils sont un peu sournois. Il est en effet plus facile de se conformer à des normes de légitimité explicites et indexées sur la culture savante qu’à des codes flous, invisibles, donc plus ardus à conquérir pour ceux qui n’ont pas appris à les maîtriser dès l’enfance au sein de la famille. L’éclectisme des pratiques témoigne sans doute davantage d’une redéfinition que d’une extinction de ces normes. Il se manifeste d’ailleurs surtout dans les classes dominantes car il exige des compétences plurielles, une connaissance des hiérarchies et une subtile cohabitation entre des registres différents. Les incursions sélectives dans le champ de la culture de masse relèvent d’une forme particulière de raffinement esthétique. Les frontières entre groupes sociaux ne découlent pas nécessairement des objets ou des pratiques culturelles, mais sont liées avant tout aux attitudes, aux modes d’appréhension de ces objets. Se dessinent là de nouveaux territoires de domination symbolique.
 
Entretien réalisé par Gwénola David


A lire : Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2011.

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