« Les Grands Sensibles ou l’éducation des barbares », Elsa Granat va chercher chez Shakespeare de quoi réveiller notre époque

Quel est le sujet de ce nouveau spectacle ?

Elsa Granat : Il s’inscrit dans la continuité des pièces d’héritage que sont King Lear Syndromeet Nora, Nora, Nora ! et pose une question : comment éviter que les déboires de la parentalité aboutissent à la mort de nos propres enfants ? Si on n’arrive pas à mettre le soin et l’écoute au cœur de nos préoccupations, si on ne change pas nos croyances et nos aprioris, si on continue de préférer l’individualisme à la coopération, si on n’accepte pas de se sentir personnage secondaire dans un paysage partagé, si on n’arrête pas ce flux qui conduit au désastre, nos enfants vont crever du monde que nous leur laissons. Comment hériter d’autres fictions que celles de la réussite universelle ? Et surtout, comment le montrer sans sombrer dans le didactisme : tel est l’enjeu de ce spectacle.

« Comment hériter d’autres fictions que celles de la réussite universelle ? »

Pourquoi Roméo et Juliette ?

E.G. : J’ai voulu parcourir le chemin de ces enfants suicidés par une haine qui les dépasse. J’en ai extrait certaines parties et bousculé la dramaturgie pour parler de notre temps, en m’adressant aux adultes pour les questionner sur leur rapport à l’enfance, à leurs enfants et à l’enfant qui est en eux. La dramaturgie organise deux plans. Le premier plan raconte une histoire, celle d’une fête bling-bling pour les 18 ans de Juliette qui ne comprend pas pourquoi son père dépense autant d’argent. Elle organise avec Hamlet, le fils du frère de son père, Roméo et d’autres, une contre-fête qu’on découvre en vidéo. En fond de scène, au second plan, 14 enfants jouent dans un autre spectacle. Peu à peu, les deux dramaturgies se mêlent : les enfants tâchent d’empêcher le drame qui se noue chez les adultes, jusqu’à la mort inéluctable de Roméo et Juliette, qui meurent dans une percée fulgurante pendant que les adultes se laissent aller à un hubris démesuré. Les enfants morts reviennent ensuite pour rééduquer les vivants et assouplir la pensée devenue conservatrice et dogmatique des parents. Shakespeare articule dans son texte la haine et l’amour, la grâce et l’instinct rebelle. Activer l’amour et la mort en même temps : voilà ce que requiert la relation aux enfants. On doit sans arrêt mourir à soi-même pour accueillir ce nouvel amour quand on a un enfant.

Catherine Robert