Luc Bondy propose une lecture chorégraphique, esthétisante et formaliste des Chaises qui tire Ionesco du côté de Beckett et dilue d’autant la force du texte.
La comparaison entre Ionesco et Beckett est à la fois évidente et difficile et au prétexte que l’absurde peut valoir comme matrice générique de ces deux œuvres qui dynamitent le théâtre, on a tendance à assimiler des perspectives et des projets qui demeurent pourtant différents. Chez Beckett, le tragique de la misère humaine est flagrant alors que chez Ionesco, il joue du masque social. Ainsi, dans Les Chaises, le rituel des cérémonies demeure, même si la misère métaphysique travaille à en ronger les apparences : les deux vieux entretiennent la comédie de mœurs au milieu des fantômes convoqués dans un espace qu’ils saturent de leur absence. C’est justement au cœur de cette comédie que naît le tragique. Or Luc Bondy ne s’emberlificote pas dans ces subtilités dramaturgiques et Dominique Reymond et Micha Lescot ont d’emblée, dans la pose, la posture et le costume, tout des clochards célestes d’En attendant Godot. Le parti pris est clair, mais il édulcore la puissance de la satire.
Le théâtre pris à son propre piège
Baguette de pain en bâton de maréchal, couche de l’énurésie honteuse, mégot maladroit et démarche traînante, les deux comédiens pataugent dans les flaques qui recouvrent le grand plateau encagé par des néons aveuglants et se livrent, entre les chaises invasives, à une danse macabre qui fait alterner la douceur des étreintes maladroites et la violence des ébats contre et avec la mort. Force est de reconnaître, et de saluer, le génie interprétatif des deux comédiens qui miment avec un éblouissant talent et une remarquable maîtrise de ses effets la déréliction progressive et la dévastation intérieure à laquelle sont soumis les personnages en même temps que les chaises (très bel effet esthétique de la collection et de l’amoncellement) contaminent l’espace vital jusqu’à l’étouffement. Mais à force de précision chorégraphique et de sollicitation visuelle, on n’entend plus les mots et la manière dont Ionesco manipule le langage et installe les conditions d’une crise ontologique fondée sur une crise langagière. Le tout s’enlise dans une temporalité statique qui, paradoxalement, s’énerve à force d’agitation. La saturation d’une mise en scène par trop foisonnante obnubile et empêche d’entendre la manière dont le discours s’autodétruit et les mots se dessèchent dans ces deux bouches qui ne les disent plus à personne. Pantins désarticulés et magnifiques marionnettes hyper douées, Dominique Reymond et Micha Lescot deviennent les instruments d’une mise en scène qui oublie son texte, et le trahit en le transformant en une machine ennuyeuse.
Les Chaises, d’Eugène Ionesco ; mise en scène de Luc Bondy. Du 29 septembre au 23 octobre 2010. Du mardi au samedi à 21h ; dimanche à 16h. Théâtre Nanterre-Amandiers, 7, avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre. Tél : 01 46 14 70 00. Durée : 1h30.