« Le Jeu des Ombres », une lumineuse pérégrination novarinienne, mise en scène par Jean Bellorini
Reprise / Théâtre des Bouffes du Nord / de Valère Novarina / musique Claudio Monteverdi / mise en scène Jean Bellorini
Publié le 29 mars 2024 - N° 320Jean Bellorini et ses merveilleux comédiens, chanteurs et musiciens reprennent cette ardente pérégrination entre deux mondes, qui allie le divin chant d’Orphée réinventé, L’Orfeo sublime de Monteverdi et la langue de Novarina qui caracole.
Le théâtre résonne ici de toute sa liberté performative, s’aventurant dans des territoires autres que ceux où la langue raisonne, où la langue dit. Nous sommes dans un endroit étrange, entre deux mondes, entre le plateau et ses dessous, entre les vivants et les morts qui se retrouvent, s’interrogent, se révoltent, se mêlent, se taquinent… Se regardent au risque de se perdre à jamais, comme lorsqu’Orphée le vivant, le désirant, malgré lui se retourne vers Eurydice, l’aimée qu’il est venu chercher au-delà du Styx au royaume des morts. Commandée par Jean Bellorini à Valère Novarina, cette réécriture totalement libre du mythe d’Orphée et Eurydice célèbre cette faculté humaine d’exprimer hors de soi un rapport fougueux au monde, à la vie, à la mort (« un état nul, stagnant »), à Dieu, si malmené et si invoqué. Profuse, organique, exubérante, la langue jaillit et habite le plateau de son entêtement, de sa liberté brute étrangère à toute dictature de la pensée. Qu’importe la perplexité que génère le flot du langage, avec ses insistances et longueurs, l’essentiel se tient ailleurs, dans les fulgurances, les surgissements, les folles inventions, le vertige des énumérations, l’humour vif, la poésie qui caracole, les corps qui jouent… Et bien sûr la musique, dirigée par Sébastien Trouvé. Chacun peut s’en saisir, laissant voguer son imaginaire.
Le feu de la vie
L’un des premiers spectacles de Jean Bellorini fut l’adaptation en 2008 d’un acte deL’Opérette imaginaire. Aujourd’hui, il orchestre cette nouvelle partition novarinienne de main de maître, accompagné par d’excellents comédiens, musiciens et chanteurs. Ils sont tous magnifiques. Leurs costumes sont signés Macha Makeïeff. L’Orfeo de Claudio Monteverdi, que le metteur en scène a mis en espace en 2017 dans la basilique de Saint-Denis sous la direction de Leonardo García Alarcón, fut une porte d’entrée dans le mythe. « La musique panse le monde. Le verbe le déchire. » dit Jean Bellorini. Il est vrai que la musique et le chant révèlent dans ce voyage lumineux au pays des ombres leur pouvoir enchanteur, immédiatement accessible, qui peut « apaiser les tourments etenflammer les cœurs froids ». La mise en scène rend justice à la beauté facétieuse de la langue, à ses rebondissements étonnants, elle allie magnifiquement les multiples effets du théâtre et de la musique. Dans la carcasse d’un piano troué un corps se faufile et prend la parole, des dessous de la scène s’élève un invité-surprise, du chaos s’impose un chant d’amour : une force poétique poignante se dégage de ces mouvements. Les lumières splendides que Jean Bellorini a façonnées évitent toute sensation d’artifice, telles cette forêt de servantes comme des gardiens de nuit ou cette sublime ligne de feu, diagonale éphémère qui se consume et disparaît. Le théâtre est ici l’espace d’un rêve fragile, loin du réel et de ses agents désignés.
Agnès Santi
A propos de l'événement
Le Jeu des Ombresdu jeudi 25 avril 2024 au dimanche 5 mai 2024
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de La Chapelle, 75010 Paris
du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h, relâche le 1er mai. Tél : 01 46 07 34 50. Spectacle vu à La FabricA à Avignon lors de la Semaine d’art en Avignon en 2020. Durée : 2h15. Le Jeu des ombres, publié chez POL.