Angélica Liddell présente DÄMON, Les funérailles de Bergman, une cérémonie éruptive
Odéon – Théâtre de l’Europe / Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Publié le 28 août 2024 - N° 324Après Liebestod programmé en 2022 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Angélica Liddell présente DÄMON, Les funérailles de Bergman, entourée des comédiennes et comédiens du Dramaten – The Royal Dramatic Theatre de Suède – et des complices de sa compagnie. Une œuvre puissante créée en juillet lors du Festival d’Avignon, qui faisait corps avec l’espace de la Cour d’honneur du Palais des papes.
Un théâtre à la première personne, mais un théâtre bien plus grand que soi. Un geste artistique stupéfiant qui orchestre des épousailles grandioses avec un fantôme dans une sidérante complicité, dans une communion intime où s’expriment au sens premier du terme les démons et souffrances qui hantent l’esprit d’Ingmar Bergman et celui d’Angélica Liddell, qui hantent l’esprit humain. La mort, la vanité, la peur, la vieillesse, le sexe… Lui éduqué dans la rigidité protestante, elle dans le culte catholique fondé sur la souffrance du Christ, s’élèvent contre l’hypocrisie sans limite de la société humaine, contre ces « clowns anthropophages » capables de devenir collectivement des fonctionnaires de la mort. Entre blasphème obscène et irrépressible besoin de Dieu, dans cette course éperdue vers l’abîme que mène l’être humain, Angélica Liddell montre crûment notre insignifiance. Bergman, disparu le 30 juillet 2007 à l’âge de 89 ans, avait laissé des instructions précises quant à ses funérailles, exprimant sa volonté d’être enterré dans un cercueil en pin identique à celui de Jean-Paul II. L’artiste espagnole considère ce scénario minutieux comme une œuvre ultime du maître, profondément symbolique. Qu’est-ce qui fait la valeur de l’art ? Pourquoi malgré la peur vouloir prendre le risque de partager et exposer l’intérieur de l’âme, la nudité impudique du corps ? Au début de la pièce, Angélica Liddell dos au public cite et nomme des critiques reconnus pour la qualité de leur travail qui ont émis des avis négatifs sur telle ou telle de ses créations. Elle injurie aussi, ce qui a logiquement heurté. Un moment d’ironie provocante, dans le sillage du rapport pour le moins conflictuel de Bergman avec la critique, qui en filigrane laisse affleurer le sujet complexe des circuits de validation des œuvres. L’essentiel est ailleurs. Débarrassée des oripeaux du démon de la vanité, la relation exclusive qui se noue entre l’artiste et la personne qui regarde appelle et justifie la création.
Réparer l’irréparable
En leitmotiv, comme dans Le Songe de Strindberg, la pitié et le dégoût coexistent. Angélica Liddell ne crée pas seulement un théâtre de la rage et de la dénonciation qu’on pourrait inscrire dans la veine de Thomas Bernhard, elle crée aussi et surtout un théâtre qui s’efforce de réparer l’irréparable, qui reconnaît les « sentiments écartelés », les humiliations, les haines, la culpabilité ancrée dans un rapport à la famille catastrophique. Un théâtre éprouvant et une logorrhée rageuse qui affrontent la prédominance des pulsions, notre finitude, notre implacable décrépitude physique et mentale. On pense à cette scène de Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci où un fils lave longuement son vieux père. Dans la Cour d’honneur à Avignon, la beauté de DÄMON était liée à une saisissante utilisation du lieu. Il est rare qu’advienne une telle adéquation entre la Cour et son histoire et la matière même de la pièce. Dans ce Palais des papes qui fut lieu de torture et de mort, nous sommes assis sur « des pierres de douleur », a rappelé l’artiste. Sans doute que la perception sera nécessairement autre à l’échelle d’un plateau de théâtre. Rouge comme la couleur du deuil papal, du sang et du manoir de Cris et Chuchotements, porte ouverte vers l’enfer de la condition humaine, la scène accueille une cérémonie singulière, sans aucun sentimentalisme, célébrant la valeur existentielle de l’art, y compris dans sa dimension éruptive et transgressive. Angélica se tient au centre. Le temps est assassin, l’homme est incorrigible, l’enfant n’est-il pas pourtant une invitation à chérir l’avenir ? Malgré l’horreur, la répulsion et l’effroi, sont dissimulés un amour plus grand que l’amour, une joie plus grande que la joie. Cette bataille de l’être qu’Angélica livre pour nous est un geste artistique puissant.
Agnès Santi
A propos de l'événement
DÄMONdu jeudi 26 septembre 2024 au dimanche 6 octobre 2024
L’Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h. Relâche le lundi. Tel : 01 44 85 40 40. Durée : 2h. Déconseillé aux moins de 16 ans. Spectacle vu au Festival d’Avignon en juillet 2024.