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"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon - Critique

« La Fracture » : Yasmine Yahiatène tente un dialogue bouleversant avec le fantôme de son père

« La Fracture » : Yasmine Yahiatène tente un dialogue bouleversant avec le fantôme de son père - Critique sortie Avignon / 2025 Avignon Théâtre des Doms
La Fracture de Yasmine Yahiatène Crédit : © Pauline Vanden Neste

Théâtre des Doms / Conception et interprétation Yasmine Yahiatène

Publié le 10 juillet 2025 - N° 334

En quête d’une vérité sur sa famille et donc sur elle-même, Yasmine Yahiatène nous entraîne dans le dédale des non-dits, à la recherche des réponses qu’aurait pu, qu’aurait dû lui fournir son père. À l’aide d’images d’archive familiale et de mapping vidéo, l’artiste pose cette question universelle dans son spectacle-performance La Fracture : de quoi suis-je l’héritière ?

La Fracture est un spectacle très bien écrit. Il ne contient certes pas beaucoup de texte, mais chaque parole est à la fois dense et incisive, un bloc de fonte qui aurait le tranchant d’un scalpel. L’écriture visuelle prédomine chez cette artiste pluridisciplinaire formée aux Beaux-Arts de Tournai et de Valence : en plus du montage vidéo préparé à partir des vieux films captés avec le caméscope familial pendant son enfance, elle dessine à la gouache blanche sur le plateau tout du long du spectacle, et une partie de ses dessins s’anime grâce au mapping vidéo. L’écriture dramaturgique de ce spectacle-performance est tout aussi forte, dialogue intime qui rend néanmoins le public complice, progression inexorable dans un mouvement où les secrets du passé percutent le présent et dessinent les possibles du futur. La Fracture ouvre des fenêtres qui béent sur des absences : absence des êtres et absence des réponses qu’ils auraient pu fournir. Là est la tension qui tient tout ce spectacle-performance : comment comprendre ce dont on a hérité quand on n’a recueilli que le silence, quand on n’a pas même reçu la langue qui permettrait de comprendre ses racines ? Le silence, d’ailleurs, est manié sur scène avec une efficacité redoutable : il tombe là où on ne l’attend pas, il est effet tout autant qu’il est métaphore. La clé de la proposition, c’est à la fois un mot, hurlé face caméra à l’adresse d’une personne qui n’est plus là pour y répondre : « Pourquoi ? », et une image, celle du visage mobile et vivant de l’artiste fondu avec le visage figé de son père disparu.

Se saisir des racines invisibles du Soi

Peu après le début du spectacle, Yasmine Yahiatène annonce à son père avoir trouvé trois points communs entre l’alcool et la Guerre d’Algérie. « Le silence, le tabou et la honte. » Son père kabyle qui a quitté sa terre natale, chassé par des soldats qui ont assassiné une partie de la famille. Son père qui est arrivé avec sa propre mère, et n’a jamais raconté son histoire à sa fille. Son père qui s’est saoulé de silence et d’alcool, laissant son enfant affronter seule les démons auxquels il n’avait pas su faire face. Les scènes de fête se succèdent à l’écran, et toujours un verre ou une bouteille traîne dans le cadre. La fracture qui donne son titre à l’œuvre est double : fracture avec le père, et fracture avec l’histoire familiale. Dans une autre séquence, qui reviendra en boucle dans le spectacle, Yasmine enfant dialogue avec son père. L’artiste tente alors un nouveau dialogue, rendu possible par le pouvoir symbolique du théâtre : en interrogeant le fantôme de celui qui l’a élevée, elle n’obtient peut-être pas de réponses, mais elle affirme la légitimité des ses questions. En filigrane, on saisit tout ce qui mériterait d’être interrogé collectivement mais reste couvert par un linceul de silence qui ne nous permet pas d’avancer en tant que société : le passé colonial, le racisme latent, les exactions commises pendant les guerres d’indépendance, la part considérable de la société française qui est artificiellement coupée de ses racines et est plongée pour cela dans la souffrance et dans la colère. Le Fracture n’offre pas de réponses, peut-être parce qu’il faudrait déjà commencer par avoir le courage de poser les questions.

Mathieu Dochtermann

A propos de l'événement

La Fracture
du samedi 5 juillet 2025 au samedi 26 juillet 2025
Théâtre des Doms
1bis rue des Escaliers Sainte-Anne, 84000 Avignon

à 19h00. Relâche les 9, 16 et 23 juillet. Durée : 55 min. Tél. : 04 90 14 07 99.

 

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