La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

La dernière lettre

La dernière lettre - Critique sortie Théâtre
Légende : Une mère juive sur le point de mourir parle à son fils. Une humble leçon de vie.

Publié le 10 février 2010

Une interprétation sobre, digne et pudique de Christine Melcer qui fait entendre la bouleversante lettre d’une mère juive à son fils aimé, extraite du chef-d’œuvre de Vassili Grossman.

Hasard du calendrier : le jour de la première était le jour de la libération du camp d’Auschwitz, le 27 janvier 1945. De Primo Lévi à Aharon Appelfeld, d’Imre Kertesz à Vassili Grossman, de Robert Antelme aux témoins filmés par Claude Lanzmann dans Shoah : autant d’écrits et de paroles essentiels évoquant le singulier processus humain et historique d’anéantissement de six millions d’hommes, de femmes et d’enfants, dont l’identité juive seule constituait un crime et un passeport pour la mort. Anéantissement aussi de résistants, tziganes et autres nombreux ennemis du régime nazi. L’exceptionnel chef-d’œuvre Vie et Destin (1959, saisi par le KGB) de Vassili Grossman (1905-1964) s’ouvre sur la bataille de Stalingrad et cette immense fresque russe évoque avec lucidité le nazisme et le stalinisme. Du haut de ses vingt-cinq ans, Nathalie Colladon de la compagnie Têtes d’Ampoule met en scène le chapitre dix-sept de Vie et Destin (déjà interprété par Catherine Samie), la bouleversante dernière lettre envoyée par Anna Semionovna, médecin ophtalmologue, à son fils Vitia depuis le ghetto juif de Berditchev en Ukraine, alors qu’elle sait que sa dernière heure approche. « Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours. » dit-elle.

Instinct de vie

Nathalie Colladon signe ici une mise en scène remarquable de dignité et simplicité, trouvant le ton juste entre incarnation et distanciation, évitant à la fois les pièges d’un trop plein d’émotion et de douleur et ceux d’une adresse appuyée ou lointaine. La distance du jeu devient donc ici pudeur, épurée de toute volonté d’en rajouter, pudeur de comédienne et de femme devant tant de malheurs. Pour tout décor, une palissade de bois figurant la limite du ghetto, quelques livres, un panier… Ce qui touche le public, ce sont ces mots si pétris d’humanité, de contradictions, d’incompréhension et de lucidité. Le ghetto devient lieu d’espérance tant les bruits les plus fous y circulent, ou devient lieu de certitude d’une exécution massive imminente, même si la lessive ou les leçons de français continuent. Les mots décortiquent avec étonnement et précision ce basculement qui fait qu’un être humain convenable se transforme soudain en vermine à mener à l’abattoir. « D’où cela peut-il venir ? » interroge cette mère pleine de tendresse, si faible et si forte à la fois. La comédienne Christine Melcer (dont le père, résistant juif polonais, a été sauvé grâce à Lucie Aubrac), partage sobrement et dignement ces mots avec les spectateurs, des frères humains. Comme les milliers de juifs du ghetto de Berditchev, la mère de Vassili Grossman a été fusillée en 1941. La lettre combine une grande richesse historique, détaillée et concrète, une impressionnante profondeur psychologique et humaine et une remarquable qualité littéraire. On ne peut que recommander aux plus jeunes l’écoute de cette parole de mère, célébrant la vie malgré la mort. Avis à nos lecteurs enseignants, que l’on sait nombreux…

Agnès Santi


La dernière lettre, chapitre 17 de Vie et Destin de Vassili Grossman, du 27 janvier au 13 février, du mercredi au dimanche à 19h, au Théâtre de l’Epée de Bois, Cartoucherie, 75012 Paris. Tél : 01 48 08 39 74.

A propos de l'événement


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