Kirill Serebrennikov réinvente Shakespeare dans Hamlet / Fantômes : une grande réussite !

L’un des signes distinctifs de la réussite d’un spectacle réside dans sa capacité à susciter le débat, héritage des racines du théâtre dans l’Athènes antique. C’est ce même geste fécond de commentaire que, dans Hamlet / Fantômes, Kirill Serebrennikov réalise avec la plus célèbre tragédie de Shakespeare. De cette icône du patrimoine culturel européen, le dramaturge et metteur en scène russe tire dix variations thématiques mêlant gravité et trivialité, comme autant de facettes du héros et de sa destinée, de son impuissance et sa mélancolie, réverbérées par dix comédiens. S’ouvrant et se refermant sur la mort d’Hamlet, le cycle développe des traversées successives de l’histoire et de l’évolution du personnage démultiplié en plusieurs rôles et interprètes, au-delà des limites de la pièce originelle. Dans une confusion réciproque entre dialogue et monologue, Hamlet et ses doubles ne forment qu’une seule aventure intérieure peuplée de spectres et dépassant les frontières de l’individualité, qui entre en collision avec l’actualité et emprunte parfois à des figures historiques, telles Artaud ou Chostakovitch, dont la destinée terrorisée par la censure soviétique a été un point de départ du projet prototype de Hamlet / Fantômes. La réincarnation de Sarah Bernhardt, entre interview journalistique et incarnation janusienne du fils et de la mère, atteint une virtuosité qui explose les clivages militants.

Une création musicale magistrale

Cette foi en la puissance du théâtre, plus intense que la vie elle-même, qui s’abreuve à la réflexion d’avant-gardistes comme Meyerhold ou Grotowski, cités dans le spectacle, réinvente en même temps, de manière contemporaine, le foisonnement de l’art shakespearien, avec la vidéo et même l’intelligence artificielle dans le neuvième tableau, Hamlet et les Hamlets, numéro choral où la composition sonore, incluant l’électroacoustique, recouvre les mots. D’un éclectisme au diapason de la pluridisciplinarité du spectacle, la partition de Blaise Ubaldini assume magistralement les contraintes d’une musique de scène, soutient efficace du drame sans lui faire de l’ombre. Sous la direction de Pierre Bleuse, les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, auxquels se joignent trois choristes de l’Ensemble La Marquise, défendent avec enthousiasme les porosités esthétiques, de l’atonalisme instrumental aux rythmes électros et à la chanson, qui mettent en relief les situations et les éclairages psychologiques avec une justesse calibrée par les ajustements lors des répétitions, sensibles également dans l’intelligence des transitions entre chacune des séquences. Les notes, le texte polyglotte (français, anglais, allemand et russe) et le jeu scénique fonctionnent en une symbiose dont se nourrit la singularité des interprètes. Les irrésistibles excès presque grand-guignolesques de Bertrand de Roffignac, au trépas filmé en gros plan, contrastent avec les angoisses obsessionnelles de Chostakovitch par Filipp Avdeev. August Diehl se distingue par une grandiloquence germanique parente de celle qu’affirme Odin Lund Biron en anglais. Fossoyeur nu, Nikita Kukushkin démontre une animalité que l’on retrouve sublimée avec le Fantôme dansé par Kristian Mensa dans une chorégraphie donnant une ampleur dramatique nouvelle aux mouvements de breakdance. Quant à Judith Chemla, son Ophélie entre chant et déclamation, et sa fascinante Sarah Bernhardt, en font presque un manifeste pour ce Hamlet / Fantômes où se conjuguent passé et présent, histoire du théâtre et archétype tragique de l’esprit européen.

Gilles Charlassier