La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2016 - Entretien Entretien Jean-Pierre Saez

Inventer une politique de la relation

Inventer une politique de la relation - Critique sortie Avignon / 2016 Avignon Cloître Saint-Louis

Société, culture et crise des médiations

Publié le 26 juin 2016 - N° 245

Directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, Jean-Pierre Saez définit et analyse la crise des médiations qui concerne tous les champs de notre société, et propose une mise en perspective pour redynamiser la pensée de la médiation autour d’enjeux humains. 

Notre société serait traversée par une crise des médiations. Que voulez-vous signifier par cette idée ?

Jean-Pierre Saez : Cette crise des médiations à laquelle je fais référence est la conséquence et le reflet de plusieurs phénomènes concomitants : une crise de la représentation, une crise de la relation (du lien social ou du vivre ensemble dit-on également), une crise de la reconnaissance.  Le tout sur fond d’une longue crise sociale dont la jeunesse, d’une génération à l’autre, fait particulièrement les frais. Parallèlement, nos sociétés connaissent des bouleversements culturels profonds, notamment ce processus d’accélération si bien diagnostiqué par Hartmut Rosa, qui nous emporte dans un flux où tout semble aller toujours plus vite – trop vite à la fin –  et dont Internet et les outils numériques sont les agents les plus évidents. Le temps est le « médiateur » entre soi et soi qui manque peut-être le plus à l’individu contemporain…

Quels sont les champs concernés par la crise des médiations que nous traversons ?

J.-P. S. : On peut en relever les signes à tout endroit de la société, dans le champ politique, éducatif, social, culturel, communicationnel… On peut aussi en observer les symptômes dans les manifestations de psychologie individuelle et sociale.

« L’accumulation d’informations n’a jamais construit un gramme de connaissance et de culture. »

Notre société est sans cesse  abreuvée d’informations. Les nouveaux outils de communication sont-ils un frein à la médiation, sachant que leur contenu échappe en partie au droit, ou alors un nouveau médiateur ?

J.-P. S. : Chacun fait  l’expérience d’être soumis à un trop plein d’informations qui se conjugue avec un sentiment de vide. Nos consciences se comportent comme des tonneaux des Danaïdes face aux quantités d’informations qui nous parviennent – nous assaillent même – par de multiples canaux, internet, les réseaux sociaux, la télévision et les autres médias. Nous ne manquons pas d’informations, nous manquons de filtres pour les traiter. Étrange « société de l’information » qui nous engloutit de nouvelles pulvérisées sitôt qu’elles sont énoncées. Dans un jeu de concurrence généralisée, l’information est soumise aux lois d’un pur spectacle et il est fort difficile d’échapper à sa force de sidération. Mais l’accumulation d’informations n’a jamais construit un gramme de connaissance et de culture. Tout dépend de la manière dont elles sont articulées, critiquées, méditées, « refroidies » par le travail de la distanciation qui devient un enjeu toujours plus essentiel tandis que le temps et la durée nous manquent. De son côté, Internet est évidemment un outil aux potentialités culturelles extraordinaires mais son pouvoir et ses effets apparaissent toujours plus ambivalents, alors que sa prégnance dans nos vies quotidiennes s’étend inexorablement. Lieu de partage, de formation, de mise en relation, espace critique, internet constitue aussi un médiateur paradoxal : un médiateur sans éthique qui dispose de cette faculté de supprimer les médiations et de laisser libre cours au meilleur et au pire.

Dans le domaine politique, cette crise s’exprime notamment par une défiance grandissante envers les partis et institutions politiques. Comment alors réinventer des utopies collectives ? Autour de valeurs culturelles ?

J.-P. S. : Il faut comprendre cette défiance en s’éloignant des jugements de valeur sur « les élus » en général et en la resituant dans un processus plus large. A l’essoufflement du système politico-institutionnel, il faut ajouter d’autres éléments : l’affaiblissement des pouvoirs démocratiques contrecarrés par des entités économiques qui s’émancipent du droit commun ; le hiatus entre les temporalités de la démocratie représentative et les nouvelles temporalités induites par le traitement de l’information d’une part, et, dans un autre ordre d’idées, par l’affirmation d’une sorte de nouvelle permanence de la société civile. Cette permanence occupe les espaces publics les plus divers et prend notamment la forme de mobilisations citoyennes originales, affranchies des instances représentatives. Le travail à mener concerne tous ces fronts et ce dernier particulièrement. Ce n’est rien moins qu’une politique de la relation qu’il nous faut inventer en approfondissant des situations d’écoute, de dialogue, de confiance, de confrontation créative et productive. Quelles valeurs correspondent à cette perspective ? Pour ma part j’insisterais sur les principes de liberté, d’émancipation, de fraternité, de dialogue, de solidarité, d’hospitalité. Ces valeurs ne sont pas spécifiquement culturelles mais elles le sont profondément et totalement. Qu’est-ce que la culture sinon de la relation sensible entre les humains ?

Quel rôle peuvent jouer la culture – et la politique culturelle –  face à cette crise de la médiation ?

J.-P. S. : La culture, quand elle articule construction de soi et reconnaissance de l’autre,  représente une réserve de ressources et de sens que l’on aurait tort de ne pas considérer comme essentielle dans l’élaboration d’un projet de société. Or, aujourd’hui, il y a des signes d’incertitude par rapport à cet enjeu. Plus précisément, des options disparates semblent se dessiner d’un territoire à l’autre. C’est pourquoi il est important que le débat sur la culture se fédère, non pas pour le fondre dans un moule commun, un prêt à penser unique, mais pour l’inscrire dans un nouvel élan. Par le langage de l’art, par l’expression artistique peuvent se dire ou se transmettre les choses les plus humaines avec une puissance et une immédiateté incomparables. Le champ artistique et culturel n’échappe pas lui-même à la crise des médiations mais il présente en même temps des expériences très riches du point de vue du renouvellement et de l’élargissement des stratégies de médiation et de transmission. Aujourd’hui, de la contemplation à la contribution, on peut vivre une relation à l’art de mille et une manières. L’individu contemporain a besoin de construire sa sensibilité en jouant sur ces différents registres qui n’appellent pas les mêmes formes de médiation et n’appellent pas toujours une médiation. Tout est question de contexte à cet égard. Une pensée de la médiation pour la culture est donc à redynamiser en assumant cette complexité. Elle ne peut alors être conçue de façon univoque. Elle doit être descendante pour poursuivre le travail de sensibilisation des publics et d’élargissement de la participation à la vie artistique et culturelle ; ascendante, pour tirer parti de toute compétence ; horizontale, pour bénéficier de l’expérience de tout pair. Étant entendu que toute médiation doit veiller à ne pas empiéter sur la liberté de jugement de chacun.

Qui peut être médiateur aujourd’hui ?

J.-P. S. : Nous sommes tous des médiateurs si l’on considère que c’est une disposition réciproque. Cette « vérité » n’exclut pas le besoin de médiations adaptées, qualifiées et reconnues.

Propos recueillis par Agnès Santi.

 

A noter : 70 ans de festival, 70 ans de politiques culturelles. Et maintenant ?

Sous l’impulsion de l’Observatoire des Politiques Culturelles, une journée de réflexions et débats organisée avec le Festival d’Avignon, le Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, et la FNCC.

Cloître Saint-Louis, Salle des colloques, le 15 juillet, 10h-17h30.

A propos de l'événement

70 ans de festival, 70 ans de politiques culturelles. Et maintenant ?
du vendredi 15 juillet 2016 au vendredi 15 juillet 2016
Cloître Saint-Louis
20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon, France

Salle des colloques.

10h-17h30

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