Le théâtre, une position politique face au monde
Ancien élève du Conservatoire qu’il dirige aujourd’hui, Daniel Mesguich y est à son tour professeur. Pour lui, enseigner le théâtre, c’est s’enseigner mutuellement.
Comment ce désir de jeunesse s’est-il imposé en vous ?
Daniel Mesguich : J’ai passé mon enfance en Algérie dans un milieu cinéphile où l’on glorifiait l’art dramatique et les acteurs. Après la Guerre d’Algérie, nous sommes venus habiter Marseille où j’ai passé mes années de collège et de lycée. Ma mère était amoureuse de Gérard Philipe et de Jean Vilar : elle m’a offert les coffrets des créations du TNP. Par ailleurs, au Conservatoire de Musique et de Déclamation, la guitare que je voulais pratiquer n’était pas enseignée. J’ai opté pour les cours de théâtre et j’ai rencontré une dame remarquable, professeur de diction, Irène Lamberton. À peine avais-je fait du théâtre que j’avais compris que « c’était la seule chose à faire ».
Après cette naissance à l’art dramatique, quel a été votre parcours d’apprenant ?
D. M. : Ma deuxième chance a été de rencontrer Antoine Vitez au Conservatoire. À l’époque post-soixante-huitarde, le Conservatoire était scindé : d’un côté, Pierre Debauche et Antoine Vitez, les « intellectuels » et les « gauchistes » très minoritaires, et de l’autre, la colonne vertébrale du Conservatoire aux valeurs convenues, située politiquement à droite, avec Jean Meyer, Louis Seigner, Georges Chamarat, Gil Delamare… Mais par bonheur, je suis entré dans la classe de Vitez – un génie – dont j’ai suivi les cours pendant trois ans. Cet enseignement correspondait à mes lectures contemporaines de la « French Theory » : Deleuze, Lacan, Foucault… jusqu’à Derrida.
« Le Conservatoire n’est autre qu’un phalanstère ouvert sur l’extérieur – un oxymore. »
Qu’avez-vous appris lors de ce parcours de disciple ?
D. M. : Le théâtre consiste essentiellement à travailler l’écriture. J’ai toujours été attiré par les grands textes, d’hier ou d’aujourd’hui – Shakespeare, Claudel, Pierre Guyotat, Hélène Cixous… Les textes riches sont polysémiques. L’acteur ne fait que traverser le grand théâtre de texte – l’écriture – qui ricoche sur lui et va frapper de plein fouet la salle. Le texte est transcendant ; l’acteur s’immisce dans ses failles. En outre, le fait d’en offrir une lecture active au public transforme l’écriture. Le texte d’Hamlet n’est plus aujourd’hui celui de 1601. Même si la lettre est immuable, les sens possibles du texte ont changé ; l’oeuvre s’est enrichie du romantisme, de l’existentialisme… Le théâtre est le Livre à venir mallarméen. Il n’arrête pas de montrer ce que peut dire un texte : la folie, l’improbable et l’inimaginable, selon Levinas. Le théâtre est ce trouble ludique entre réel et fiction qui s’énonce sur un plateau et se perçoit depuis la salle : un presque rien qui comprend le tout du monde.
Quelle est votre vision de l’enseignement en tant que directeur du Conservatoire National d’Art Dramatique ?
D. M. : Il n’y a pas d’enseignement de l’art : on ne peut enseigner que quelques techniques. En revanche, je parlerais de contamination et de fréquentation des œuvres. L’élève qui suit les cours du Conservatoire durant trois ans se frotte tous les jours aux paroles des maîtres – théâtre ou philosophie. Il travaille ainsi avec ses condisciples, de manière gratuite et libre, du matin au soir. En tant qu’enseignants responsables, nous multiplions les possibilités d’aider les projets : les élèves rencontrent des metteurs en scène et s’inscrivent dans une activité générale. Le théâtre doit se connecter à la réalité : les élèves doivent séduire. Le Conservatoire n’est autre qu’un phalanstère ouvert sur l’extérieur – un oxymore. L’élève a, d’un côté, connaissance de ce qui se fait à l’extérieur, engagements professionnels, argent…, et de l’autre, ne connaît pas ce monde pour inventer dans l’absolu un théâtre où vivre.
Qu’enseigne le professeur d’interprétation ?
D. M. : Mesguich enseigne du Mesguich, Nada Strancar du Nada Strancar et Jean-Damien Barbin du Jean-Damien Barbin. On enseigne l’art dramatique à travers soi. Cette posture est vitézienne ; un maître n’est pas quelqu’un qui sait mais qui cherche. En mouvement constant, il ne peut rien s’il est seul. Il s’entoure d’une quinzaine d’assistants : ses élèves. À la fin du cursus, les assistants deviennent à leur tour des chercheurs. Le théâtre est ouverture et transmission ; il insuffle du sens, un mouvement de compréhension dont on ne se doutait pas. Le théâtre revient à « lire » une œuvre – le monde -, dans une avancée infinie.
Propos recueillis par Véronique Hotte