La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Le Cirque contemporain en France

Le cirque, une cristallisation d’influences

Le cirque, une cristallisation d’influences - Critique sortie
© Christophe Raynaud de Lage

Cirque et Histoire

Publié le 11 novembre 2014

Auteur et historien du cirque, enseignant – dans des écoles de cirque et à l’université -, collectionneur passionné (environ 5000 documents ont été déposés auprès de la Bibliothèque de l’École nationale de cirque de Montréal), Pascal Jacob retrace l’Histoire du cirque, depuis les sociétés archaïques jusqu’à l’effervescence contemporaine. 

Quelles sont les racines du cirque dans l’histoire des sociétés humaines – ou des arts ?

Pascal Jacob : Un foyer cerclé de pierres, une communauté rassemblée autour des flammes et des ombres qui dansent sur les parois de la caverne : le premier cirque est peut-être né là, entre curiosité et fascination, attroupement et émerveillement… Le cirque est avant tout le résultat d’une cristallisation d’influences : hantées par la mémoire des acrobates sumériens et égyptiens, la virtuosité et la souplesse des contorsionnistes chinois ou l’agilité des équilibristes africains, ses coulisses résonnent bientôt d’une multitude de langages et l’ancrent aux rives de l’universalité. Seconde Tour de Babel, le cirque ne connaît pas les frontières et l’exploit physique lui tient lieu à la fois de syntaxe et de sauf-conduit. Le geste acrobatique est imprégné des rites d’imitation des sociétés archaïques, de ces danses offertes aux dieux pour les convaincre de placer sur le chemin des chasseurs les proies convoitées. Au fil des saisons, ces chorégraphies rituelles se complexifient et se codifient : plumes, cornes et fourrures contribuent à orner les corps des danseurs, pour s’approcher encore un peu plus de l’animal représenté. Le principe de sélection naturelle s’épanouit rapidement en stigmatisant aux yeux du groupe les plus doués des officiants : les plus doués, c’est-à-dire les plus forts, les plus agiles, les plus souples et les plus rapides… Autant de qualificatifs communs aux créatures de la forêt et à ceux qui peu à peu se transforment en… acrobates. Lorsque les communautés de chasseurs cueilleurs deviennent des sociétés sédentaires d’agriculteurs éleveurs, elles conservent la mémoire de ces rites de chasse et en font progressivement un vocabulaire artistique et profane. L’acrobatie spectaculaire, genèse du cirque, est née.

Quand et selon quelles modalités le cirque a-t-il commencé à être codifié ?

P. J. : Tout commence en 1768, le 4 avril, lorsqu’un militaire démobilisé exécute quelques figures acrobatiques debout sur un cheval au galop, dans un espace circulaire sobrement délimité dans l’herbe et la poussière, pas très loin de la Tamise, sur le territoire de la commune de Lambeth. Etymologiquement, le mot cirque, circus en anglais depuis le XIVe siècle, est issu du grec ancien Krikos, anneau, et plus prosaïquement, du latin circus, cercle. Il désigne à la fois un lieu et un spectacle. Le cirque moderne, en écho au cirque antique, est né à Londres en 1768 à l’initiative d’un militaire démobilisé, le sergent major Philip Astley. Soumis aux lois sur les privilèges accordés à de rares salles anglaises et françaises qui régissent le droit à la parole sur scène, le cirque n’a d’autre choix que d’être muet. Il se fonde donc sur les jeux du corps, équestre et acrobatique, pour s’incarner. Pour répondre à un désir de transparence visuelle et organiser son public autrement, le cirque s’opère en rond. Il tourne. C’est-à-dire qu’il s’accomplit dans une aire de jeu circulaire – la piste -, autour de laquelle s’agrègent les spectateurs. Enfin, pour qu’il n’y ait pas de confusion avec ses rivaux, pendant ses premières années d’existence, le cirque oublie la narration appliquée à l’ensemble de la représentation et compose ses programmes à partir d’attractions, les numéros, ainsi nommés parce qu’ils régissent en creux l’organisation, l’ordre et le déroulement du spectacle, mais surtout parce qu’ils exercent, lorsqu’ils sont forts, un pouvoir… d’attraction. Séquences, segments, saynètes, entrées, numéros : le vocabulaire de la fragmentation est explicite. Le cirque s’articule à partir de l’hétérogénéité de ses assemblages et ce qu’il perd en logique, il le gagne en dynamisme. En liberté aussi puisque les fameuses attractions sont interchangeables et que le spectateur puise là une bonne partie de son plaisir : le passage incessant d’une émotion à une autre est l’un des atouts majeurs du cirque pour attirer son public. Et le renouveler aussi : c’est une autre intuition d’Astley, soucieux de modifier régulièrement la composition de ses programmes pour démultiplier une fréquentation toujours aléatoire. De cette volonté de mélanger les plaisirs va naître la compétition. De cette compétition va émerger la surenchère. De cette surenchère va se poser la question des limites…

Quand est né le premier spectacle de cirque traditionnel ?

P. J. : La notion de cirque traditionnel est récente, essentiellement attachée aux formes développées depuis les années 1960 et considérée arbitrairement comme un genre à part entière en réaction au phénomène d’apparition et de développement du Nouveau cirque. Le terme met surtout en évidence un phénomène de stratification des formes qui s’articule à partir du cirque moderne, initié en 1768 par Philip Astley, du cirque classique qui s’en inspire pour se développer au XIXsiècle, du cirque traditionnel qui en incarne une évolution tardive dans la seconde moitié du XXsiècle et qui se juxtapose au Nouveau cirque et au Cirque contemporain dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui, la coexistence des formes rend la différenciation complexe et leur simultanéité à l’occasion de certaines périodes de l’année ne peut qu’attester d’une diversité… spectaculaire. Et le principe de tradition accolé au cirque est ambigu. Il faudrait sans doute lui préférer celui de convention tant les modes de fonctionnement de ce type de spectacle sont codés, considérés comme intangibles et surtout admis comme marqueurs spécifiques d’une forme singulière.

« Le cirque ne connaît pas les frontières et l’exploit physique lui tient lieu à la fois de syntaxe et de sauf-conduit. »

Le cirque a-t-il été historiquement considéré comme un art ou comme un divertissement ?

P. J. : Les premiers à associer art et cirque sont les soviétiques lorsqu’ils inscrivent au fronton de la première école fondée à Moscou en 1927 les termes sans équivoque d’Ecole de l’Art du Cirque. En revanche, aux XVIIIe et XIXe siècles, le cirque est clairement considéré comme un divertissement. Elitiste, largement dédié à l’aristocratie et à la bourgeoisie, le spectacle équestre puise son premier public dans les cercles d’une population spécifique qui apprécie l’art équestre, l’élégance des écuyères et la virtuosité des cavaliers, mais surtout qui possède elle-même des chevaux. A la fin du XIXe siècle, le cirque entame une mutation décisive en annexant les animaux exotiques et en abandonnant les cirques stables au profit des chapiteaux, une innovation venue des Etats Unis. Il devient populaire et déploie de nouvelles stratégies de communication et de développement. La mort et le risque deviennent des arguments constitutifs de ses spectacles et il acquiert une hyper mobilité en créant notamment la « ville d’un jour ». Le cirque devient un divertissement de masse et s’engage sur la voie du gigantisme à l’Américaine. Il s’empare des fastes du music-hall et joue la carte du sensationnel pour attirer toujours plus de spectateurs sous des chapiteaux toujours plus vastes. En France, c’est au cours de la seconde moitié du XXe siècle, alors que le cirque soviétique décline, qu’il renoue justement avec l’idée d’un art total, métissé et prescripteur de formes, soutenu par une succession de gestes forts en matière de politique culturelle.

Que s’est-il passé dans les années 70 ? Comment et pourquoi est advenu un renouvellement du cirque ?

P. J. : C’est au cours de la décennie 1968-1978 que s’ancrent les bases d’un cirque différent, inspiré dans un premier temps par une tradition déclinante, mais qui va très vite imposer ses propres codes de représentation et s’affranchir d’un quelconque modèle pour formuler son vocabulaire et ses exigences. En 1978, l’Etat français transfère la tutelle du cirque du ministère de l’Agriculture à celui de la Culture. Des lignes budgétaires sont ouvertes et le cirque entame un processus de reconnaissance institutionnelle balisé par la création de plusieurs associations et structures publiques destinées à accompagner l’émergence d’un nouveau courant artistique. En 1974 ouvrent à Paris les deux premières écoles de cirque en Occident (ndlr par Annie Fratellini et Pierre Etaix, Silvia Monfort et Alexis Gruss). C’est le début d’une nouvelle accessibilité des techniques de cirque et le point de départ du renouveau. Phénomène international, les écoles de cirque se multiplient, favorisent la création de compagnies et contribuent in fine à dynamiser le secteur tout entier. A partir de la fin des années 1970, le faisceau de disciplines qui composent une représentation, acceptées depuis deux siècles comme des « techniques de cirque », redeviennent indépendantes, sont à l’origine de spectacles monodisciplinaires et incarnent désormais, comme autant de formes singulières et autonomes, les arts du cirque. Le jonglage, le jeu clownesque ou l’acrobatie identifient à la fois des pratiques et des compagnies et suggèrent un nouveau langage créatif, une manière de revitaliser en se les réappropriant les racines les plus profondes d’un ensemble de gestes et de figures initiés et codés quelques milliers d’années plus tôt.

Le cirque d’aujourd’hui a-t-il acquis ses lettres de noblesse et a-t-il la place qu’il mérite sur les plans artistique et institutionnel ?

P. J. : Il y a toujours un soupçon de facilité, voire de superficialité, qui plane sur le cirque en tant que forme artistique envisagée de manière globale, mais depuis les années 1980, avec le développement du nouveau cirque et du cirque contemporain, accompagnés et soutenus par l’Etat, les arts du cirque sont aujourd’hui symboles de créativité, d’innovation et sont intégrés dans les dispositifs de rayonnement de la culture française à l’étranger. Des lignes budgétaires de l’Institut Français sont dédiées aux arts du cirque et de nombreuses compagnies voyagent à travers le monde au même titre que la Comédie-Française ou l’Opéra de Paris il y a quelques années, porteuses du message d’excellence et de créativité de la culture hexagonale.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

 

A lire : Les Métiers du cirque, histoire et patrimoine, Nouvelles Éditions Loubatières, 2013, photographies de Christophe  Raynaud de Lage ;  La fabuleuse Histoire du cirque, Éd. du Chêne, 2002

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