La Terrasse

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La musique contemporaine dans tous ses états

Deux visions de la création

Deux visions de la création - Critique sortie
Crédits : Amélie Tcherniak (Karol Beffa) et Isabelle Lévy-Lehmann (Michael Levinas)

Publié le 17 novembre 2013

En décembre dernier, le compositeur Karol Beffa, titulaire de la chaire de création artistique du Collège de France, invitait dans cette institution le compositeur Jérôme Ducros à prononcer une conférence sur l’atonalisme, qui déclencha une vive polémique au sein du milieu de la création contemporaine. Ce dernier défendait l’idée du retour à la tonalité, en épinglant les courants modernistes. Pascal Dusapin, puis Philippe Manoury dénoncèrent ces propos. Un an plus tard, nous avons réuni dans un café du Marais Karol Beffa et le compositeur Michael Levinas, professeur d’analyse au CNSM de Paris.

« Je suis un enfant de la modernité. (…) Mais en termes de composition, mes modèles seraient plutôt Steve Reich ou John Adams. » Karol Beffa

« J’aime suivre les méandres harmoniques du système tonal, les modulations du merveilleux.  Suis-je réactionnaire ou suis-je progressiste ? » Michael Levinas

Que retenez-vous de cette polémique, un an après la conférence au Collège de France ?

Michael Levinas : Il me semble que le conflit qui s’est cristallisé autour de cette conférence se focalise autour d’un débat trop réducteur : tonalité/anti-tonalité. Or il est souhaitable d’élargir les points de réflexion. Qu’est ce que la tonalité ? Qu’est-ce qu’une échelle tonale ? Peut-on parler de contemporanéité et modernité au singulier ? Quelle relation aux modèles dans cette modernité ? Qu’en est-il du timbre et de l’acoustique dans le musical ? Et rien n’a été dit sur la relation abstraction-perception dans l’écriture musicale. Il n’en demeure pas moins que je retrouve dans les interrogations soulevées ce jour-là par Jérôme Ducros des questions qui traversent l’esprit très neuf de jeunes musiciens qui ont vingt ans aujourd’hui. Je relève que cette communication n’a pas abordé la réflexion spectrale des années 80 sur l’acoustique et l’écoute de l’harmonie des sons, le vertige micro-intervallique. Et c’est une carence importante dans ce débat sur la perception et la psycho-acoustique  dans un lieu aussi exigeant que le Collège de France. Réduire à  des antinomies si schématiques le début du XXIème siècle musical occulte la vraie contemporanéité musicale  d’aujourd’hui,  occulte les questions de l’identité de l’œuvre,  sa transmission, la transmission du savoir acoustique, l’historicité en art, l’écriture d’une œuvre, ses supports,  son statut  économique. Poser la question de la tonalité au XXIème siècle, c’est l’inscrire dans cette problématique et prendre en effet quelques distances avec les catégories strictement adorniennes. C’est cela que j’ai tout de même perçu dans le caractère trop passionnel du débat que nous évoquons.

Karol Beffa : Des notions n’ont effectivement pas été abordées. Il faut rappeler que Jérôme Ducros s’adressait au Collège de France à un public mélomane, mais pas du tout technicien, et dans un temps limité. Par ailleurs, je tiens à dire que nous avons été les premiers surpris du retentissement de cette conférence. La bonne nouvelle, c’est que la musique contemporaine savante intéresse un grand nombre de personnes, vu les réactions que l’on a entendues. Je regrette par contre que, jusqu’à aujourd’hui, cette question n’ait pas donné lieu à un débat, Pascal Dusapin refusant toute rencontre, que ce soit à la radio ou dans la presse écrite (ndlr : Pascal Dusapin a été sollicité par La Terrasse mais a refusé toute interview croisée).

Cette conférence a opposé les partisans d’un retour à la tonalité aux défenseurs des courants modernistes, expérimentaux. Karol Beffa, pourquoi défendez-vous le retour de la tonalité ?

K.B. : C’est une raison purement personnelle : c’est le langage dans lequel je me sens le plus à l’aise. Je ne m’interdis toutefois pas de recourir à des effets atonaux, notamment pour faire ressortir un côté dramatique du discours. Mais globalement, ma musique sonne plus consonante, avec le travail sur la tension-détente, que celle, par exemple, d’un Philippe Manoury. Il me semble que les possibilités discursives associées à la tonalité sont plus grandes que celles des langages anti-tonaux – j’utilise volontairement le terme d’anti-tonal plutôt qu’atonal pour insister sur le côté privatif.

M.L : Il est risqué de ramener tout langage musical non tonal à l’anti-tonal. Il ne m’est pas non plus possible ici d’aborder le concept d’évidence musicale et les innombrables relations texte-musique dans les cultures écrites et orales. Vaste question que cette relation  entre le son et le sens. Pourquoi un texte chante-t-il  parfois ? Il chante dans bien des cultures qui ne développent pas les hiérarchies tonales. Je me contenterai d’évoquer l’approche de Messiaen qui révélait des archétypes de la musique occidentale pré-classique, voire de certaines musiques extra européennes, qui sous-tendent aussi certaines caractéristiques de l’époque tonale ; prenons l’exemple de la sacro-sainte tension-détente cadentielle que le plain chant appelait arsis et thésis ou la temporalité giratoire des modes à transpositions limitées.  La tonalité, de même que le tempérament égal, ne correspondent d’ailleurs qu’à une période de l’histoire de la musique, certes fascinante.

Comment voyez-vous l’évolution des esthétiques ?

K.B. : Steve Reich prophétisait le retour à la tonalité. Aujourd’hui, on est obligé d’admettre que les musiques non tonales forment une niche. Presque toutes les musiques actuelles et les musiques de film sont des musiques tonales fonctionnelles. Dans les décennies prochaines, il est probable que les expériences issues de la modernité soient moins porteuses d’avenir. Le tort de certains compositeurs, aujourd’hui, c’est de rechercher l’originalité à tout prix. Je préfère le mot de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ».

M.L. : Il faudrait déjà situer les genres musicaux sur lesquels votre question porte. Il est clair que pour des jeunes créateurs qui ont aujourd’hui une connaissance assez développée de l’acoustique, des technologies et qui ont une formation des techniques d’écriture et de certains répertoires, le champ est très ouvert. Les repères ne sont plus toujours ceux de l’ancienne musique contemporaine officielle.

Est-ce un conflit idéologique ? Les partisans de la tonalité seraient-ils des réactionnaires, et les modernistes des progressistes ?

K.B. : Certainement pas ! Richard Millet ou Renaud Camus, qui sont des défenseurs de l’atonalité, ne sont pas vraiment des gauchistes. Pas plus que Marinetti et Céline, paragons de modernité… En 1913, de jeunes insolents cherchent à prendre congé de Massenet et Saint-Saëns (et du XIXème siècle en général) ; en 2013, de Boulez et Hurel  (et du XXème  siècle en général) : ce sont eux les progressistes qui s’opposent aux rétrogrades.

M.L. : Le terme généraliste « compositeurs atonaux » est peu compréhensible ! Je préfère substituer à la notion de progrès celle de généalogie. Mais je dois être très clair : je crois au frisson de la révélation sur le plan artistique et de la création, la surprise haydnienne, le bouleversement beethovénien, le choc chez Stockhausen, l’accident boulézien, l’ange musicien chez Messiaen, les métamorphoses orchestrales de Xenakis et Ligeti, un spectre en processus chez Grisey. Et pour revenir au débat du Collège de France… J’aime suivre les méandres harmoniques du système tonal, les modulations du merveilleux.  Suis-je réactionnaire ou suis-je progressiste ? Je préfère remplacer le verbe « retourner » à la tonalité  par celui de « revisiter » la tonalité. Cela m’arrive dans tous mes opéras. Le XXème siècle a certes été celui des grandes monstruosités politiques qui ont mis fin à beaucoup d’espoirs. Il a été aussi porteur d’utopies, celui des innovations scientifiques intellectuelles et artistiques. Je dis à Jérôme Ducros que  je ne voudrais pas vivre dans un espace musical qui n’aurait pas été habité par Scriabine,  Stravinski, Vichnegradski, Obouov,  mais aussi Rachmaninov, la seconde école de Vienne, Varèse, l’école de Darmstadt, le GRM et l’IRCAM, l’école spectrale de Paris quand bien même j’admire tant d’autres immenses compositeurs de ce  siècle si proche et si complexe.

K.B. : Je suis un enfant de la modernité. J’ai suivi en auditeur libre des cours à l’Ircam, j’ai fait ma thèse sur Ligeti, dont je prépare la biographie pour Fayard. Mais en termes de composition, mes modèles seraient plutôt Steve Reich ou John Adams.

Vous êtes tous les deux enseignants (Karol Beffa à l’ENS, Michael Levinas au CNSM). Comment vos élèves perçoivent-ils ces conflits esthétiques ?

M.L. : Les très jeunes générations sont peu concernées par ces questions dans leurs formulations  si schématiques. La formation du CNSM est hautement professionnelle et par conséquent libératoire. Elle  dispense aussi un enseignement des technologies en relation avec l’IRCAM et d’autres structures de création de la vie internationale. Les étudiants viennent du monde entier. Mais le champ est très large : on peut déceler chez eux, après l’influence de  l’école spectrale, celles d’Helmut Lachenmann et de la musique concrète instrumentale. Il est évident aussi que certains de ces jeunes compositeurs utilisent les échelles tonales et s’orientent vers la musique de film et plus généralement les technologies de l’image. Les implications de l’économie de marché renouvellent les esprits et les langages musicaux. Les évolutions sont très rapides et mondialistes.

K.B. : J’ai moins d’élèves compositeurs que n’en a Michael Levinas, et davantage de musicologues. Il me semble essentiel aujourd’hui de remettre à l’honneur certains compositeurs comme Mendelssohn ou Rachmaninov, délaissés par l’Université au prétexte qu’ils n’auraient pas révolutionné l’Histoire de la musique. Les élèves sont heureux de voir que les musiques qu’ils écoutent sont aussi nobles musicologiquement. Dans les conservatoires, il y a longtemps eu deux mondes étanches : les étudiants des classes d’écriture, qui souvent pastichaient les auteurs du passé, et ceux des classes de composition, qui manquaient d’exigence en matière d’écriture. Je suis heureux de voir que les choses évoluent.

 

Propos recueillis par Antoine Pecqueur

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