Corps vainqueurs, corps victimes : deux faces pour un même monde ?
Le corps, masse critique
Publié le 28 février 2017La danse contemporaine s’est construite sur une dialectique entre deux mouvements contradictoires qui, suivant celui qui est privilégié, en dit long sur notre monde.
La danse du XXe siècle est traversée par une mise en tension de deux modèles. D’un côté, le corps « vainqueur ». Relié au transcendantal, il est monstration d’un corps idéal sinon d’un idéal du corps, invulnérable, invincible et le plus souvent virtuose, pétri par une technique, hérité de la danse classique. De l’autre, un corps vulnérable, ordinaire, et mortel, peu enclin à la performance et rebelle à la contrainte : le corps « victime ». Tout au long de ce siècle, ces deux visions du corps et de la danse vont, sinon s’affronter, en tout cas délimiter deux esthétiques radicalement différentes, qui toutes deux témoignent de notre histoire. Au début du XXe siècle, la danse moderne va découvrir un corps libéré des carcans que sont le corset, le formatage classique, le poids de la morale bourgeoise et religieuse. En Allemagne et aux Etats-Unis, la danse expressionniste et la danse libre inventent une danse euphorique et utopiste, sur fond d’émancipation où la nudité a sa place. Malheureusement, en Allemagne ce modèle sera vite récupéré par le pouvoir nazi, sur fond de retour à la nature et d’exaltation de la jeunesse et de « l’homme nouveau ». Après la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, et Hiroshima, la question de la représentation de corps vainqueurs prend une nouvelle acuité. Néanmoins, il faut attendre les années 60 pour que les chorégraphes s’en emparent. Au Japon, le mouvement butô, inventé par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno, récuse toute image euphorique du corps, découvrant sa part monstrueuse, sale, obscure. Bien qu’il n’ait pas été directement induit par Hiroshima, le corps butô n’est plus un corps pétri de symétrie, d’ordre et de fonctionnalité. C’est un corps sans organe et sans visage, tordu, replié et parfois proche du cadavre.
De la « non-danse » à l’hypercorps
Aux Etats-Unis le mouvement post-moderne dit de la Judson Church commence à utiliser des corps ordinaires, des mouvements quotidiens répertoriés sous le nom de « tasks » (tâches) comme matière même de leurs chorégraphies, pour dénoncer, entre autres, l’arrogance de corps triomphants en pleine guerre du Vietnam. Curieusement, ce mouvement influencera fort peu la danse française des années 80 qui lui préféreront un Cunningham. Par contre, avec l’arrivée du SIDA, les chorégraphes émergents des années 90 remettent en question la danse contemporaine « spectaculaire » des années 1980. De même que les corps massifiés et meurtris des grands massacres du siècle, les corps malades du sida font signe vers la vulnérabilité du corps et son destin périssable. C’est une des composantes qui amèneront ce que l’on a appelé, sans doute un peu rapidement, « non-danse ». Cette nouvelle forme esthétique va permettre à d’autres types de corps d’apparaître sur les plateaux. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais dans le même temps, vont surgir des chorégraphes « ultra mouvementistes », dont l’archétype pourrait être William Forsythe ou la danse hip hop. Cette surenchère corporelle vient à point nommé pour repousser le spectre mortifère et donne des réponses à ceux que la mort et sa forme édulcorée, l’arrêt, angoissent. Aujourd’hui, la danse du XXIème siècle est, d’une certaine façon, l’aboutissement d’une reconquête d’une virtuosité nouvelle, qui prend des formes de plus en plus diverses, de plus en plus foisonnantes et de plus en plus extrêmes. Certes, les deux modèles corporels cités cohabitent, mais la tendance actuelle pousse plutôt vers un “hypercorps“, ayant quasiment absorbé le tout de l’être, dont il serait utile de se demander ce qu’il vient nous signifier…
Agnès Izrine