La formation théâtrale en France
Comment enseigner le théâtre ?
C’est la question de l’universitaire Anne Ubersfeld, auteur entre autres
ouvrages, de Lire le Théâtre. Pour cette spécialiste de Hugo et de
Claudel, l’immensité de la pratique théâtrale appelle à la fois l’enseignement
du fonctionnement de l’espace, du travail de la lumière, de l’analyse du texte
et du jeu du comédien.
Que doit-on enseigner aux jeunes gens des écoles de théâtre ?
Anne Ubersfeld : Le théâtre est un texte qui ne se comprend pas sans sa
mise en scène effective sur un plateau. Il s’agit d’abord d’apprendre à
lire un texte en fonction du théâtre, et non pas en fonction des sentiments, des
idées, de l’histoire. Un texte de Marivaux doit être appréhendé non pas
seulement en fonction de la société du XVIIIème siècle mais en fonction de ce
que nous pouvons y lire aujourd’hui, même s’il est intéressant de connaître les
raisons initiales de l’oeuvre. Que ce soit Shakespeare, Hugo ou Koltès, l’?uvre
théâtrale a été effectivement écrite relativement à l’auteur et à sa nécessité
de dire, mais le même auteur n?oublie jamais ceux à qui il s’adresse. Un auteur
dramatique pense immédiatement à qui va entendre ; son texte est une parole de
quelqu’un à quelqu’un.
« Il s’agit d’abord d’apprendre à lire un texte en fonction du théâtre, et
non pas en fonction des sentiments, des idées, de l’histoire. »
Ne peut-on comprendre une ?uvre dramatique que si l’on sait à qui elle est
adressée et pour quelles raisons ?
A. U. : Les préoccupations de l’auteur peuvent être cachées, elles sont
extrêmement variables et soumises à un moment déterminé de l’Histoire. Ces
problèmes peuvent être d’ordre général ou personnel, ils recouvrent aussi des
questions récurrentes d’identité. Ce qui importe à Corneille par exemple, dès
Le Cid, c’est l’importance du roi absolu contre la noblesse et la délégation
de pouvoir. Rodrigue est une personnalité géniale qui sauve l’État. Que
fait-on de ce sauveur ? Rien ! On ne peut et on ne doit rien en faire, c’est le
sens de la pièce. Rodrigue n?a fait que son devoir, c’est un élément de l’État,
pas plus. Les discussions entre princes sont balayées : la centralisation et le
droit du pouvoir s’opposent au non droit des seigneurs. La mise en scène de
Declan Donnellan traitait brillamment de la force de ces exploits.
L’étudiant en théâtre qu’est aussi l’apprenti comédien découvre sans cesse la
multiplicité du sens de l’?uvre en question.
A. U. : Tout n?est pas inscrit. Le théâtre consiste à construire une
?uvre, sur scène, qui révèle la signification maximale de ce qui est écrit, tout
en bénéficiant de l’apport de l’invention propre du metteur en scène. Montrer le
théâtre, c’est montrer une pratique en énumérant ses différents éléments. Si ce
n?est, au niveau universitaire, analyser les ?uvres, étudier les mises en scène
et sonder leur fabrication, je ne vois pas d’enseignement possible de la mise en
scène, et le travail du comédien n?est qu’un élément parmi d’autres, si j’ose
dire, dans l’immensité de la pratique théâtrale. Le respect du texte dans le
théâtre classique reste encore quelque chose de difficile. La place variable des
accents dans l’alexandrin peut changer le sens du vers. Surgissent ainsi des
sens différents, ne serait-ce qu’à l’écoute de ce vers
monosyllabique d’Hyppolite dans Phèdre de Racine : « Le jour n?est pas
plus pur que le fond de mon c’ur » ou bien dans Andromaque : « Va,
cours, mais crains encore d’y rencontrer Hermione ». L’acteur de bonne
formation serait celui qui comprenne d’emblée ce qu’il dit, en rassemblant les
sens du texte.
Propos recueillis par Véronique Hotte