Focus -252-Festival de Tango au Conservatoire de Gennevilliers
Un conservatoire qui a fait école
En 1988, Bernard Cavanna et Juan José Mosalini furent à l’initiative de la création de la chaire de bandonéon au conservatoire de Gennevilliers. Un siècle plus tard, ils reviennent sur cette expérience qui renforce le lien qui unit depuis longtemps Paris et Buenos Aires.
Après bientôt trente ans, quel bilan faites-vous de cette expérience unique en France ?
Juan José Mosalini : Plus de quarante étudiants sont devenus professionnels, en plus de ceux qui pratiquent la musique au niveau amateur. C’est un honneur pour nous d’avoir permis la promotion et la présence du bandonéon dans de nombreux pays. Les étudiants en provenance du Japon, de Chine, Norvège, Suède, Finlande, Allemagne, Pays-Bas, et de nombreux autres pays sont passés par le conservatoire de Gennevilliers. Cela a permis d’enrichir le vocabulaire du bandonéon.
Bernard Cavanna : Et cette expérience n’est plus unique ! D’autres conservatoires ont été sensibilisés en prenant comme professeurs d’anciens étudiants de notre école.
Qu’est-ce qui a présidé à la création de la classe de bandonéon au conservatoire de Gennevilliers ?
B. C.: Au début des années 1980, je travaillais comme compositeur au Théâtre de Chaillot pour une production mise en scène par Antoine Vitez et je devais écrire un tango. Je n’y connaissais rien, en dehors du tango corse ou de la Cumparsita massacrée par les orchestres français. Heureusement, une actrice, Claudia Stavisky, m’a amené aux Trottoirs de Buenos-Aires, une salle dévolue à cette musique. J’ai dû écouter des grands ensembles comme celui d’Horacio Salgan et j’ai écrit un Tango qui s’appelait “On se tripote à Tripoli” – à l’époque, Kadhafi avait quelques velléités à vouloir bombarder la France. Sans ce tango, récemment enregistré par Tango Carbon, je n’aurais certainement pas rencontré Juan-José Mosalini. Quelques années plus tard, en tant que directeur du conservatoire de Gennevilliers, je l’ai invité avec le fameux trio Beytelmann-Mosalini-Caratini et nous avons eu l’idée de créer des classes tango et particulièrement de bandonéon, avec César Stroscio.
« C’est un honneur pour nous d’avoir permis la promotion et la présence du bandonéon dans de nombreux pays. » Juan José Mosalini
« Le tango exige de connaître les racines de cette musique, on ne peut pas jouer Piazzolla sans les connaître. » Bernard Cavanna
On connaît en matière de tango les liens entre Paris et Buenos Aires. Pensez-vous que ce conservatoire est une manière de prolonger cette connexion ?
B. C.: Les Argentins connaissent notre « petite » école et savent qu’ils sont en territoire ami. Les ensembles qui sont nés ici se produisent également en Argentine, de même nous avons reçu des musiciens argentins prestigieux comme le violoniste Pablo Agri. Pour le festival nous allons d’ailleurs accueillir le guitariste Pino Enriquez qui donnera des master-classes et présentera son nouveau DVD, consacré aux différentes façons d’aborder le tango à la guitare.
Cette offre répondait-elle à une demande ?
B. C.: Dès la première année, en 1988, nous avons vu arriver des étudiants du monde entier, de tout âge et de toute culture. Il pouvait s’agir d’un Peer Arn Glorvigen venu d’Oslo ou d’un Michel Ludwiczak, postier à Mulhouse, qui venait chaque semaine en empruntant le train postal de nuit pour son cours de bandonéon. Désormais Peer Arn sillonne les grandes scènes et Michel a créé ce magnifique festival à Mulhouse, le Printemps du Tango.
J. J. M. : L’intense activité de l’enseignement à Gennevilliers a également créé une demande pour de nouveaux instruments. Pour cette raison, les fabricants allemands et argentins sont présents partout dans le monde. L’avenir de cet instrument est garanti par cette continuité, et nos classes de Gennevilliers ont eu leur importance. Chaque année nous démontre que cela continue de susciter des vocations. Nous avons été pionniers dans ce travail de détection, de formation. À titre personnel, j’ai formé plus de cent étudiants, et si l’on ajoute ceux formés par César Stroscio, une bonne quarantaine sont professionnels.
En quoi la création d’un département tango a-t-elle été une nouvelle étape nécessaire ?
B. C.: Ce département est né dès 1990, conjointement avec les classes de bandonéon. Autour de l’enseignement du bandonéon, se sont naturellement créées des classes de musique de chambre, avec la participation des classes de cordes, piano, guitare – notamment avec Pino Enriquez du trio Esquina –, mais aussi avec l’orchestre typique dirigé par Juan José Mosalini.
J. J. M. : Cet orchestre typique – piano, basse, violons, alto, bandonéon – est devenu deux ans plus tard un orchestre professionnel, que je continue de diriger jusqu’aujourd’hui. Cela a aussi permis la création de différentes formations qui font partie de l’histoire du tango : trio, quintette, quatuor… Tous ces essais, aspects, sont fondamentaux pour le développement du tango, de sa propre langue. Travailler sur les éléments de style est une nécessité si l’on souhaite apprendre la discipline tango, et renforce la connaissance du bandonéon, l’instrument par excellence de cette musique.
Faut-il savoir danser pour jouer le bandonéon ? Ou du moins avoir cette sensation d’un mouvement du corps, de la pensée ?
B. C.: Au moins savoir danser comme le directeur ! En dehors de cette « performance », la danse s’avère bien sûr très utile pour saisir tous les arcanes de cette musique. Dans la musique classique, baroque pour être plus précis, il est bien de connaître les mouvements de danse pour mieux saisir les appuis, les inflexions des phrasés, des rythmes. Le menuet se phrase sur deux mesures alors que rien ne l’indique à priori dans la partition.
J. J. M. : Il est vrai que le tango destiné à la danse nécessite certaines exigences pour les artistes et les arrangeurs, qui répondent à des codes bien précis.
Vous avez formé plusieurs générations. Les demandes, les besoins, ont-ils évolué avec le temps ?
B. C.: Cette musique devient « patrimoniale » comme notre répertoire classique. Elle est aussi en perpétuelle évolution. Le tango exige de connaître les racines de cette musique, on ne peut pas jouer Piazzolla sans les connaître. Malheureusement, des musiciens classiques s’en sont emparés et nous assomment avec leurs programmes de Bach à Piazzolla. Le tango n’a rien à y gagner.
La création d’un tel conservatoire a-t-elle changé l’écriture du répertoire contemporain de cette musique ?
B. C.: C’est la connaissance des « classiques » du répertoire qui amène les étudiants à souhaiter la prolonger. Les musiciens qui vont se produire durant ce festival, dont plus de la moitié ont transité par notre conservatoire, ont tous ce projet. Chacun avec leur singularité.
J. J. M. : Ce festival nous permet de démontrer le niveau élevé des instrumentistes dont beaucoup sont des anciens des deux premiers professeurs, César Stroscio et moi-même. C’est aussi l’occasion de prouver que cette musique est toujours sujette à des développements esthétiques.
Propos recueillis par Jacques Denis
Conservatoire de Gennevilliers,
13 Rue Louis Calmel, 92230 Gennevilliers, France
Tél : 01 40 85 64 71.