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Focus -274-Comédie de Genève

Love is a river, d’après Anton Tchekhov, mis en scène par Alexandre Doublet

Love is a river, d’après Anton Tchekhov, mis en scène par Alexandre Doublet - Critique sortie Théâtre Genève Comédie de Genève
Crédit : DR / Légende : Le metteur en scène et comédien Alexandre Doublet.

Entretien / Alexandre Doublet
Grande salle / d’après Anton Tchekhov / mes Alexandre Doublet

Publié le 18 février 2019 - N° 274

Après une première adaptation de Platonov créée il y a dix ans, le metteur en scène Alexandre Doublet revient à la pièce d’Anton Tchekhov. Une « peinture sonore pour la scène » composée d’une succession de voix, de chants et de réminiscences.

Pour quelles raisons avez-vous décidé de vous plonger une nouvelle fois dans Platonov ?

Alexandre Doublet : Il y a des œuvres qui nous accompagnent. Platonov fait partie de celles-ci. Cette première œuvre de Tchekhov, considérée comme inachevée, révèle une multitude de sens et de formes. Depuis l’âge de 23 ans, je malaxe « ce brouillon ». D’abord comme acteur. Puis comme metteur en scène, sous la forme d’une maquette scénique de 20 minutes, qui a ouvert la voie à une saga de trois épisodes (ndlr, spectacle intitulé ll n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité). Et aujourd’hui, je présente Love is a river, une création sonore pour la scène. Ce qui est galvanisant dans l’œuvre d’Anton Tchekhov, c’est qu’elle ne nous place devant aucune résolution. Elle déploie une quête permanente de vérité : une vérité en mouvement, subjective, à travers laquelle les protagonistes philosophent. Pour moi, l’essentiel au théâtre ne se situe pas dans la fable. L’essentiel se niche dans le rapport difficile à l’autre, à l’être humain, notre contemporain, dans la difficulté de dire.

Qu’est-ce qui distingue Love is a River de votre première adaptation de Platonov, ll n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité ?

A. D. : Je ne me pose pas la question en ces termes. Tous mes spectacles sont différents, mais ils sont également tous reliés les uns aux autres. C’est parce que j’ai créé ll n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité, entre 2009 et 2013, que j’ai eu envie de mettre en scène All Apologies – Hamlet. C’est parce que Les histoires d’A – Andromaque faisaient écho à mon parcours de transfuge de classe que j’ai ressenti la nécessité de créer Dire la vie. Et c’est en réalisant que Dire la vie était avant tout un spectacle que l’on écoute que Love is a River est devenue une création sonore pour la scène. La relation entre ll n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité et Love is a River est à la fois diluée et totale. Finalement, chacune de mes créations, après s’être déposée, a révélé la suivante…

Crédit : Gregory Batardon / Légende : Love is a River, mis en scène par Alexandre Doublet.

Qu’est-ce qui, profondément, vous relie au théâtre de Tchekhov ?

A. D. : Cette relation est multiple. Je vais ici n’en retenir qu’une seule dimension. A mes yeux, Tchekhov invente une langue d’une puissance rare, à condition de prendre le risque de la respirer. Pour moi, son écriture n’est pas une suite de scènes psychologiques et mélancoliques, mais une sorte d’ordonnance médicale qui pourrait dire ceci : « Vous avez telle et telle maladies, il n’y a pas de Dieu, c’est donc à vous de décider quoi faire…». Ce qui revient à vouloir entendre l’être humain dans ce qu’il a de plus primitif. Cette parole, pour moi, passe par le souffle. J’aime qu’un interprète s’engage dans une phrase longue afin d’entendre la difficulté de dire. Inversement, j’aime qu’un interprète mobilise tout son corps pour un simple mot. Cette écriture, cette langue demande un engagement pneumatique. Elle ne doit pas être investie de façon affectée ou volontariste. La langue doit résonner dans le calme, dans la lucidité et l’imperfection de l’être humain.

« La langue doit résonner dans le calme, dans la lucidité et l’imperfection de l’être humain. »

Quelle vision de Platonov souhaitez-vous mettre en avant dans Love is a River ?

A. D. : Il y a, dans l’être humain, cette part d’ombre qui me fascine. Une part d’ombre qui recèle différents espaces mentaux, sensibles, émotionnels. Dans Platonov, c’est l’attente de l’autre qui me captive. L’autre qui obsède. Au début, tout semble possible et, petit à petit, les rapports avec Platonov se tendent. Rien ne se décide. Rien ne bouge. Or, les autres personnages ne peuvent pas s’engager complètement dans leur vie si Platonov n’agit pas, si d’une certaine façon il ne décide pas pour eux. Alors ils le tuent. Avant même le début du spectacle. Ils le tuent par déception, parce qu’il n’était pas celui qu’ils auraient souhaité qu’il soit. Je trouve cette déception résolument humaine. Elle nous renvoie à nos propres attentes vis-à-vis des autres : nos amis, notre famille, ceux que nous élisons, ceux que nous quittons et qui nous quittent… Ces autres sont aussi décevants que nous le sommes, puisqu’ils sont humains. Nous sommes d’ailleurs nous-mêmes constitués de la déception que nous provoquons dans les yeux des autres.

Love is a River tente ainsi d’explorer, à travers une suite de résurgences et de voix, les circonstances qui ont abouti à cette mort…

A. D. : Oui, lorsque le spectateur entre dans la salle, il est confronté à un intérieur bourgeois inspiré des indications de Tchekhov (des cadres de famille, des armes à feu, un papier peint fleuri…). La deuxième chose que l’on peut observer provoque un trouble : au sol, un corps flottant git. S’ouvre alors pour les autres protagonistes, les vivants, une espèce de danse macabre. Des voix se font entendre : réminiscences d’un passé qui s’oubliera, variations de paroles adressées à celui qu’ils ont tué. Le temps se dilate, se suspend comme juste après le choc fatal, irréversible. Durant ces quelques secondes de vie surpuissante, notre propre souffle nous surprend. Love is a river est une peinture sonore pour la scène.

Qu’est-ce qui constitue le cœur de votre univers théâtral ? 

A. D. : Je vois des vivants dans des espaces qui ne seront bientôt plus les leurs. Je sens comment le vide les entoure, si simple, et enlace leurs larmes. J’enregistre des mots et des phrases pour en faire variation, musique, langage, pour que ces mêmes vivants puissent être écoutés. Et si c’était la dernière fois… ? Je me le demande toujours.

 

Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat

A propos de l'événement

Love is a River, d’après Anton Tchekhov, mis en scène par Alexandre Doublet
du mardi 19 mars 2019 au dimanche 31 mars 2019
Comédie de Genève
6 boulevard des Philosophes, 1205 Genève, Suisse.

Tél. : +41 22 3020 50 01.

www.comedie.ch

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