La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

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Entretien Jean-Claude Fall

Entretien Jean-Claude Fall - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2008

Lear et Richard : filiations tragiques

Tragiques, effrayants, émouvants, cruels, toujours profondément humains, les personnages shakespeariens n’ont rien d’archétypes, tant la complexité qui les caractérise est difficile à saisir. Lear et Richard : deux figures monstres, polarisant l’amour ou la haine de leur entourage. Jean-Claude Fall les rapproche de l’univers contemporain et interprète Lear, roi qui se dépossède lui-même du pouvoir, père dévorant qui sombre dans la folie.

Qu’est-ce qui a motivé ce diptyque ?
 
J’ai voulu monter les pièces dans un principe de troupe, avec les mêmes comédiens qui jouent dans les deux spectacles et portent ensemble le passage au plateau. Au départ je voulais faire un triptyque sur la figure du père, avec le père dévorateur voire meurtrier de ses enfants qui est Lear, le père absent dans Richard III, figure très importante mais complètement en creux, et le père dont la figure est tellement forte qu’on ne peut s’en débarrasser qu’en le tuant : Jules César. Je me suis finalement concentré sur les deux premières pièces, en interrogeant ces thèmes essentiels du rapport au père et de la légitimité du pouvoir. Comment hérite-t-on du pouvoir du père ? Comment la fratrie se disloque-t-elle à la mort du père ? Des passerelles existent à la fois dans le jeu et le discours entre les deux pièces, dont le mot « rien » déclencheur de tout, qui figure de manière très forte dans chaque pièce, dès le début. Nous travaillons sur ces résonances, mais il ne s’agit pas d’un spectacle en deux parties, chacun se suffit à lui-même.
 
« Richard est un enfant roi sans tabous ni limites. »
 
« Le désir de Lear c’est d’être l’enfant de sa fille, il y arrive à travers la folie. »
 
Quelle sorte de pères, et quelle sorte d’enfants sont donc Richard et Lear ?
 
La figure de Richard est une figure très claire de pervers polymorphe. Richard est un enfant roi sans tabous ni limites, il n’obéit à aucune règle si ce n’est son désir, ses pulsions, et se sert des limites des autres pour imposer sa loi. « Malheur au pays gouverné par un enfant » entend-on (acte II, scène 3). Cette figure-là n’est pas absente de notre actualité, période de brutalité et de régression idéologique. Richard joue à l’amour, au désir, au pouvoir. Lorsqu’il a conquis la couronne il ne veut pas que le jeu s’arrête, il tue les enfants d’Edouard et se débarrasse de Buckingham, figure paternelle qui lui sert pourtant de guide. Le rapport à la mort de Richard est le rapport d’un enfant à la mort. Pourquoi cet amour / haine de lui-même, pourquoi ce désir de mort ? C’est évidemment lié à l’absence du père et à sa relation épouvantable, d’une violence inouïe, avec sa mère, la duchesse d’York. Dans une scène monumentale, elle raconte comment il est né, comment elle a toujours haï cet enfant qui n’a jamais suscité en elle le moindre amour. On peut comprendre qu’il soit dans la difficulté. C’est un monstre bien entouré !
Quant à Lear, il est souvent décrit comme un père redevenu enfant. La pièce se construit sur un père en crise qui décide de larguer les amarres, lâche l’exercice du pouvoir et donne tout à ses filles pour vivre autrement. Tout se joue dans la première scène. Lorsqu’il demande laquelle des trois l’aime le plus, laquelle va hériter par son amour la plus belle part du royaume, il dit aussi que c’est Cordélia qu’il aime le plus – une passion coupable. Visiblement il a éduqué ses filles dans une compétition permanente entre elles. En cela il est meurtrier de ses enfants. Lorsque ensuite il veut exercer son autorité sur ses filles elles se défendent comme elles peuvent contre cet envahissement et chassent le père. Après avoir invectivé, il se livre à la folie et rejoint la figure à la fois innocente et perverse de l’enfant. Le désir de Lear c’est d’être l’enfant de sa fille, il y arrive à travers la folie. Le monde est peut-être un peu plus fou que Lear, dans sa brutalité, son égoïsme, sa froideur et son incapacité à ressentir.
 
Etrange roi, respecté et autoritaire, qui se défait de tout…
 
Sur les conseils de Jean-François Sivadier, j’ai lu Les deux Corps du roi d’Ernst Kantorowicz, ouvrage d’histoire médiévale expliquant qu’officiellement existaient deux corps du roi : le corps public, qui bénéficie d’un certain traitement social et juridique, et le corps domestique, qui n’obéit pas aux mêmes règles. Lear se confisque lui-même son corps de roi, il ne reste alors plus que son corps domestique. Il est incapable de comprendre qu’après la première scène et sa décision péremptoire, il se prive de son corps de roi, et du traitement qui lui était jusqu’alors réservé.
 
Pourquoi avez-vous traduit vous-même la pièce ?
 
J’ai traduit Lear à mon corps défendant. J’avais déjà traduit Le Conte d’Hiver, que l’on a joué au théâtre de la Tempête, je savais donc la difficulté que représente les labyrinthes que propose Shakespeare ! Cela me faisait un peu peur. J’ai donc cherché une version qui corresponde à l’endroit du travail que j’avais envie de mettre en œuvre, et je n’ai pas trouvé. Celle du psychanalyste et auteur Jean Gillibert m’a intéressé par la langue, la liberté, le souffle passionnants, mais elle est trop tirée dans le seul sens psychanalytique.
 
Comment Richard supporte-t-il tout le sang versé ?
 
 
A la fin de la pièce tous les gens que Richard a tués reviennent pour lui faire perdre la guerre contre Richmond et lui lancer des malédictions. Nous n’avons gardé que les spectres des innocents : ses neveux les deux enfants du Roi Edouard IV et Lady Ann. L’apparition de ces figures angéliques petit à petit couvertes par une pluie de sang signifie l’obsession de Richard : pendant qu’il guerroie, ces fantômes-là sont dans sa tête, car ce sont les meurtres qu’il n’avait pas besoin de faire. Il les a tués dans sa perversion et son délire et se sent coupable. Buckingham absent, Richard est incapable d’exercer réellement le pouvoir : le meurtre des enfants est déclencheur de sa chute.
 
Quelle scénographie et quelle musique avez-vous choisies ?
 
Je cherchais un décor suffisamment abstrait pour être décliné dans les deux pièces, en même temps j’avais en tête des images concrètes de la lande de Lear, ou de la fosse commune dans Richard. Le décor, en fines lattes de bois clair comme le pont d’un bateau, épouse la forme courbe d’une feuille qui remonte en fond de scène. Sur cet espace vide, on peut écrire ce qu’on veut. Quant à la musique, pour la première fois je n’ai pas choisi une partition créée par un musicien contemporain pour le spectacle, j’ai travaillé sur les très beaux concertos pour violon et pour violoncelle de Chostakovitch. Il a écrit une musique à la fois pulsionnelle et très construite, comme le théâtre !
 
Que pensez-vous du recours à la psychologie pour mettre en scène Shakespeare ?
 
Si on exclut la psychologie, elle reviendra par la fenêtre ou la cheminée. La langue ne se suffit pas à elle-même, et s’y réfugier serait une erreur ou un évitement, j’aime me confronter à cette idée de tenter de savoir pourquoi et comment les choses se sont passées. La langue passe par l’incarnation et le corps des acteurs, dans le corps se trouvent la tête, le cœur, les affects et les humeurs. Les anglais jouent complètement les situations, entrant de plain-pied à fond dans les relations entre les gens, et alors la langue prend vraiment sa place. Par contre si on essaie de rendre compte de ce qu’on a compris dans la langue à travers un jeu exclusivement centré sur le sens, on ne comprend plus rien à Shakespeare. Il est trop intelligent, on se perd. A partir du moment où ça passe par des êtres humains, on accède à la complexité, on l’accepte et la comprend davantage.

Propos recueillis par Agnès Santi


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