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Théâtre - Critique

« Extinction » de Julien Gosselin, une audacieuse composition théâtrale

« Extinction » de Julien Gosselin, une audacieuse composition théâtrale - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt
Extinction, par Julien Gosselin (photo de répétition) © Simon Gosselin

Théâtre de La Ville / textes d’Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal et Thomas Bernhard

Publié le 23 octobre 2023 - N° 315

Désormais artiste associé à la berlinoise Volksbühne, Julien Gosselin et les siens créent une audacieuse composition théâtrale en trois parties fondée sur des textes d’Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal et Thomas Bernhard. À l’aube d’une apocalypse désespérante dans cette Vienne européenne et férue d’art, le périple radical dévoile dans le sillage de la rage de Thomas Bernhard le naufrage de l’humain… et la beauté du théâtre. 

Ce n’est pas banal au théâtre de se voir proposer en entrant les feuilles de salle et… des bouchons d’oreille. Ce ne sera pas l’unique surprise que provoque ce spectacle, découpé en trois parties distinctes qui se répondent, jusqu’à s’avancer dans notre présent. Si le théâtre de Julien Gosselin surprend, interroge, c’est parce que sa forme, architecture d’une minutieuse et implacable cohérence, rejoint une réflexion profonde sur le pouvoir destructeur de l’homme, sur l’avènement de la sauvagerie, sur l’effondrement d’un monde. Celui de la brillante Vienne à l’aube du XXe siècle, où vécurent Freud, Mahler, Zweig, Schoenberg, Broch, Hofmannsthal, Schnitzler, Webern et tant d’autres. Vienne où, Place des Héros, Hitler acclamé par la foule proclama l’annexion de l’Autriche en mars 1938. Les jalons d’un contexte historique et politique délétère – dont un Empire qui se meurt, la guerre qui se profile, un antisémitisme virulent… – demeurent cependant sous-jacents. Ce qui advient de façon magistrale, avec un art de l’exagération et une insistance audacieuse qui s’inscrivent dans le sillage de la rage de Thomas Bernhard, c’est une faillite humaine, une faillite de l’esprit, à l’heure d’une apocalypse faussement joyeuse et terriblement désespérée, où le jeu théâtral de personnages en représentation permanente est une manière de rester en vie. Une manière de mentir aussi, alors que les corps s’engouffrent dans une ronde chaotique d’affects bruts. Dans la première partie nous sommes à Rome en 1983, le plateau est un dance floor avec DJ set, grand écran et musique techno, le public peut rejoindre la fosse et danser ou rester assis (auquel cas il est fort possible de trouver  ce moment longuet). Deux comédiennes soudain s’interpellent car l’une doit rejoindre Wolfsegg – le village autrichien où a grandi Franz-Josef Murau, le narrateur d’Extinction.

Les poignantes larmes d’Albertine…

Place ensuite aux affaires vénéneuses, pitoyables et souvent sexuelles d’une bourgeoisie cultivée, dans une belle demeure flanquée à jardin par une chambre à coucher et à cour par une salle de bain. Français et allemands, les comédiens et comédiennes issus de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne de Berlin composent un ensemble aiguisé, parfaitement accordé. Julien Gosselin, qui auparavant s’est emparé de textes de Michel Houellebecq, Roberto Bolaño, Don DeLillo, Leonid Andreïev et dernièrement du Romantisme allemand,  a ici agencé et adapté La Nouvelle rêvée (qui a inspiré le fameux Eyes Wide Shut à Stanley Kubrick), La Comédie des séductions et Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler, et la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, ici théâtralisée de manière saisissante. Le jeu des comédiens est filmé, transcrit en direct sur grand écran avec une maestria technique qui force l’admiration. Certains spectateurs ont confié regretter une sorte de mainmise de la caméra, mais dans ce théâtre filmé on ne peut que reconnaître l’éblouissante qualité de jeu des acteurs dans une mise en scène qui se déploie en un mouvement fluide et millimétré. Les visages ici s’offrent au regard, comme lorsque jaillissent les poignantes larmes d’Albertine… La scène somptueuse d’un orage destructeur, celle d’un jeu macabre à la mode autrichienne d’une ironie toute bernhardienne, actent le pire. Dans la dernière partie, ce sont les cinglants mots de colère contre l’Autriche de Thomas Bernhard qui nous parviennent, ceux de l’oncle Georg aussi. Sur une estrade de conférence, assise, la jeune Rosa Lembeck les porte avec émotion, avec douleur, parfois presque avec douceur. Elle veut se défaire du manteau d’hypocrisie qui recouvre l’ignoble, éteindre Wolfsegg afin qu’advienne un monde autre. Cette Extinction radicale créée par Gosselin et les siens brille de mille feux.

Agnès Santi

A propos de l'événement

Extinction
du mercredi 29 novembre 2023 au mercredi 6 décembre 2023
Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt
Place du Châtelet, 75001 Paris

du lundi au jeudi à 19h, samedi à 17h, dimanche à 15h, relâche le vendredi.  Tél : 01 42 74 22 77. Durée : 4h30, avec 2 entractes. Spectacle vu au Printemps des Comédiens à Montpellier le 4 juin 2023.

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