Entretien Luca Ronconi
L’Eventail de Goldoni révèle l’orage des émotions
Luca Ronconi, le directeur artistique du Piccolo Teatro de Milan, investit le
Théâtre de l’Odéon avec Il Ventaglio (L’Éventail) pour le tricentenaire
de la naissance de Goldoni. Un coup de vent printanier qui aère les esprits. De
plus, la genèse de l’écriture de L’Éventail passe, comme par hasard, par
Paris.
L’Éventail est une pièce peu jouée et peu connue de Goldoni.
Luca Ronconi : C’est une pièce singulière dans l’?uvre de Goldoni. On
considérait L’Éventail au XIXe siècle comme un chef-d’?uvre qui
s’opposait au poète du réalisme psychologique dont il était le représentant.
C’est une pièce qui, sans avoir rien de fantastique, a l’allure d’un conte
philosophique ou d’une petite fable dont l’intrigue tournerait autour d’un
objet. L’histoire de L’Éventail suit le voyage d’un objet peut-être
magique à travers un groupe de personnages qui le reçoivent tour à tour. Cet
éventail fait office de talisman amoureux qui passe de main en main. Il a la
faculté inouïe de révéler au personnage qui le possède son véritable sentiment
amoureux. La pièce est peu jouée sur les scènes italiennes, et comme chez
Goldoni souvent, aucun rôle principal d’importance ne s’extrait de l’ensemble de
la distribution, même s’il y a bien sûr, deux ou trois personnages plus
consistants que les autres, comme le Comte ou Giannina.
Deux triangles distincts organisent le mouvement dramaturgique.
L. R. : Le premier groupe bourgeois et aristocratique est composé de
Evaristo, Candida et le Baron. Le second, populaire, rassemble Giannina,
Crespino et Coronato. Les deux personnages de niveau social supérieur à
l’intérieur de chaque triangle, le Baron d’un côté, et l’aubergiste Coronato de
l’autre, sont les victimes par la dérision des enjeux du groupe. Les échanges
les plus nombreux ne se font pas entre amoureux respectifs de chaque triangle,
mais entre l’amoureux du premier groupe Evaristo et l’amoureuse du second,
Giannina. Ces personnages ne savent pas eux-mêmes très bien vers qui incline
leur sentiment ou leur penchant affectif, une incertitude emblématique des
relations entre les hommes.
« Un mélange de légèreté et de cynisme subtil à l’italienne, avec
une langue qui prend appui sur la violence intense des sentiments. »
Sur quoi s’appuie la métaphore de L’Éventail ?
L. R. La métaphore est essentielle à la représentation. Ce n?est ni un
collier, ni une fleur mais un éventail qui symbolise la seule possibilité
d’avoir un souffle d’air dans un monde étouffant où respirer devient difficile.
À la fin, une tempête se déclenche et tout s’envole, c’est une façon ironique de
se rapporter à ce manque de souffle d’air et de respiration propre à la pièce.
L’orage climatique des émotions tumultueuses s’impose forcément.
En quoi l’écriture de Goldoni reste-t-elle inépuisable ?
L. R. : Son ?uvre est un mélange de légèreté et de cynisme subtil à
l’italienne, avec une langue qui prend appui sur la violence intense des
sentiments. À son époque, on a reproché à Goldoni un peu de vulgarité qui n?est
qu’apparente et non réelle, elle appartient naturellement au monde représenté.
Avant tout, les spectacles de ses pièces provoquent quelque chose de sublime ;
une facilité et une aisance qui ne sont pas tout à fait aériennes et échappent à
la superficialité. Goldoni connaît merveilleusement bien les rapports entre les
hommes et les femmes. Le texte de L’Éventail met particulièrement en
évidence la maladresse de tous les personnages à communiquer entre eux, et c’est
l’objet de l’éventail, cet accessoire lourd de signification, qui tisse le seul
lien possible entre les êtres.
Pour vous, revenir à Paris avec L’Éventail n?est pas anodin.
L. R. : Je suis directeur du Piccolo Teatro de Milan depuis quelques
années ; il est un peu étrange pour moi de venir à Paris avec une pièce de
Goldoni. C’est à la fin des années 80 que je suis venu la dernière fois avec cet
auteur, La Serva Amorosa. Ce qui est intéressant aujourd’hui dans le
choix de la représentation de L’Éventail, c’est l’idée de faire entrer de
nouveau à Paris un canevas écrit à l’origine pour le Théâtre Italien de
l’époque, un spectacle qui a échoué. Mais à partir du canevas initial, Goldoni,
toujours en exil à Paris, a réécrit directement la pièce en italien et l’a
envoyée à Venise. C’est pourquoi L’Éventail recèle cet esprit un peu
morne et un peu triste qui relève de toute séparation. C’est toutefois une belle
comédie ensoleillée de l’exil qui dépasse les atmosphères orageuses.
Propos recueillis par Véronique Hotte
Il Ventaglio (L’Éventail)
En italien surtitré de Carlo Goldoni, mise en scène de Luca Ronconi, du mardi
au samedi 20h, dimanche 15h, relâche lundi, au Théâtre de l’Odéon Place de
l’Odéon 75006- Paris Tél : 01 44 85 40 40 theatre-odeon.fr