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Entretien Fabrizio Cassol : De la Place Tahrir à l’Abbaye de Royaumont

Entretien Fabrizio Cassol : De la Place Tahrir à l’Abbaye de Royaumont - Critique sortie Jazz / Musiques Asnières-sur-Oise Abbaye de Royaumont
© G. Abegg

CREATION / MUSIQUES SANS FRONTIERES / ABBAYE DE ROYAUMONT

Publié le 3 septembre 2013 - N° 212

A Royaumont, les frontières entre musiques savantes, improvisées, de traditions orales, de répertoire et de création sont ténues. Le musicien protéiforme Fabrizio Cassol, saxophoniste, compositeur et leader d’Aka Moon, trio belge éclaboussant de créativité bien connu des amateurs de jazz, a conçu un objet musical totalement inédit renvoyant à l’onde de choc politique qui parcourt aujourd’hui le monde arabe, en inventant une rencontre entre des musiciens du Caire ou de Syrie et des européens, pour donner naissance dans le cadre apaisé de l’abbaye millénaire, à un inclassable « oratorio de la rue »


Quel est le projet de Alefba, qui nous plonge au coeur de l’histoire en marche en Egypte depuis deux ans ?
Fabrizio Cassol :
Alefba n’est pas seulement un projet méditerranéen, il regroupe certes des musiciens venus d’Alep avec Khaled Aljiaramani, du Caire avec le Sufi Cheik Iem Younes, de Beyrouth avec Mustafa Said, d’Istanbul avec Misirli Ahmet, mais également ce que j’ai l’habitude de nommer des « âmes universelles non identifiables », se cherchant aux détours de plusieurs origines : le trompettiste joueur de Santour Amir El Safar, Irakien et afro-américain, le flûtiste Magic Malik, métisseur d’ expressions occidentales, africaines et des îles, le violoniste Tcha Limberger; entre culture manouche, transylvanienne et balkanique, et les membres d’Aka Moon, Michel Hatzigeorgiou, Stéphane Galland et Emmanuel Bailey, accoutumés aux musiques venues d’ailleurs. Trois des musiciens du groupe sont aveugles, telle une métaphore vivante de ce qui se passe actuellement chez nos voisins arabes. Je perçois ces musiciens comme des capteurs intuitifs et ultra-sensibles, comme des guides visionnaires et lumineux nous proposant des chemins dans ce monde sombre aux vibrations désordonnées. Alefba est bel et bien un projet en mutation constante, un concert à vivre, un moment de ressenti à partager, une expérience humaine plus qu’une œuvre formatée et aboutie.

On dit que vous vous êtes appuyé dans ce projet sur une grammaire de « l’harmonie rythmique »…
F. C. :
Aujourd’hui encore, si l’on parle d’harmonie en musique, l’association se fait le plus naturellement avec l’équilibre de l’entrecroisement des hauteurs sonores, plus communément nommé « notes » de musique, accords, contrepoints. Pourtant l’harmonisation des rythmes y est directement liée mais ne fait pas spécialement l’objet d’une théorisation. Chaque genre ou style de musique a sa propre harmonie rythmique, un ensemble de salsa cubaine, un quatuor à cordes de Beethoven, un opéra de Mozart, un ensemble de percussions du Bénin… L’harmonie du rythme telle que je la conçois est une vision différente, qui repose sur la complémentarité des différentes cultures et leurs apports spécifiques. La vitalité rythmique de l’Inde ou de la musique classique arabe est basée sur la succession des événements telle une mélodie rythmique qui se déploie parfois sur de très longues séquences et diffère fondamentalement de la réalité africaine qui est construite sur la superposition de différents rythmes, la polyrythmie.  La combinaison des deux apporte à l’un ce que l’autre n’a pas et ouvre l’espace créatif et expressif à d’autres horizons. Si nous y ajoutons les visions occidentales, afro-américaines, cubaines… et les entrecroisons, créant ainsi de nouvelles « graines », la multiplication n’en sera que plus vaste. Ce phénomène me passionne depuis plus de 20 ans.

« Alefba est bel et bien (…) un moment de ressenti à partager, une expérience humaine plus qu’une œuvre formatée et aboutie. »

Les voyages forment la jeunesse, forment-ils aussi les musiciens?
F. C. :
Les voyages et les rencontres font partie intégrante de ma vie d’artiste. Le mois passé j’étais à Cape Town avec des artistes sud-africains, à Beyrouth pour répéter Alefba, et je serai ensuite à Kinshasa pour un autre projet avec quinze musiciens congolais. Il y a une dizaine de jours j’étais avec une centaine d’enfants de la banlieue parisienne. J’aime l’échange, comprendre les autres, vivre en temps réel dans ce monde, synchroniser les informations, les idées, les rêves. Voir par ses propres yeux et écouter par ses propres oreilles ouvrent à d’autres sphères. Je vis constamment avec cette réalité et ce contact. Ce qui ne m’empêche pas de me sentir concerné, et de collaborer avec des modes d’expressions plus occidentales comme la musique contemporaine, l’opéra ou avec certains chorégraphes. La culture de chacun se fonde sur  des histoires entrecroisées où une infinité de détails fait les grandes différences. Dans les langages musicaux mais également avec la réalité du quotidien où les traditions, les habitudes, les cérémonies et les impossibilités se chevauchent. Dans notre cas précis, Alefba s’est construit dans la continuité de projets étalés sur plus de dix années passant par l’Algérie, la Palestine, le Maroc, la Tunisie, la Turquie. Des relations fortes se sont créées et qui m’ont permis de créer Alefba. Les événements de ces dernières années ont changé beaucoup de choses, il me fallait comprendre comment créer une nouvelle histoire que je n’aurai pas pu concevoir plus tôt.

Propos recueillis par Jean Lukas.

A propos de l'événement

Alefba
du samedi 28 septembre 2013 au samedi 28 septembre 2013
Abbaye de Royaumont
Abbaye de Royaumont, 95270 Asnières-sur-Oise

Samedi 28 septembre à 17h30. Tél. 01 30 35 59 00.
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