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Théâtre - Entretien

Entretien Deborah Warner

Entretien Deborah Warner - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2007

Happy Days : Dans la poussière du temps

Après son succès au National Theatre de Londres en janvier dernier, Happy Days (Oh les beaux jours), pièce mythique que Beckett écrivit en anglais en 1961, va briller sur Paris durant une semaine. Deborah Warner, qui dirige sa comédienne complice Fiona Shaw, revient sur cette création.

Vous aviez eu une première expérience difficile avec les ayants droit de Beckett, lors de Pas en 1994. Pourquoi avez-vous récidivé ?

Cette première tentative tourna court en effet, puisque les ayants droit ont interdit la tournée. Beckett n’était mort que depuis cinq ans et toute adaptation était un sujet encore beaucoup trop sensible. Mais je crois que tout metteur en scène qui explore les grands textes du répertoire doit rencontrer Beckett à un moment de son parcours, tant cet auteur a imprimé sa marque dans l’histoire du théâtre.


Pourquoi avez-vous choisi Fiona Shaw ?

J’ai commencé à travailler avec Fiona en 1988. Oh les beaux jours marque notre onzième collaboration. Un choix naturel donc, mais également très avisé, parce qu’elle possède un don inouï pour habiter le texte, pour restituer concrètement la poétique, pour humaniser, rendre immédiate et accessible la pensée la plus complexe. C’est une actrice extrêmement expérimentée, capable de jouer de multiples réalités, d’infléchir une idée en un demi-mot, de nous faire tout comprendre comme si nous l’avions écrit nous-mêmes.


En 1979, Beckett dirigeait Billie Whitelaw dans Oh les beaux jours en insistant sur l’absence de conscience, d’héroïsme et le caractère presque maniaque de Winnie. Comment la voyez-vous en 2007 ?

Fiona Shaw a trouvé sa Winnie en elle-même, dans sa vie, dans son époque. Elle casse la tradition qui encartait le personnage dans le stéréotype de la ménagère de banlieue des années 50 et s’inscrit parmi les femmes contemporaines qu’elle connaît. Sa Winnie est séduisante, volubile, alternativement triste et pétillante, tantôt brisée, tantôt optimiste, galante et charmante. Et comme toutes ses aînées, elle est ferrée dans une relation dont elle ne peut s’extirper.


« J’ai pensé qu’il n’y avait qu’une femme pour faire face à cette situation et sombrer en chantant. » disait Beckett.

Question complexe… Que nous dit Hamlet de la condition d’homme ? Comme le chef d’œuvre de Shakespeare, cette pièce parle de nous tous et brasse les choses mêmes de la vie et de la mort. Beckett nous rappelle ce qu’est « être humain ».


Comment se sont déroulées les répétitions ?

Le processus fut frustrant et difficile. D’abord parce que le texte, cousu de pensées laissées inachevées et d’interruptions, est notoirement retors à la mémorisation. En fait, ce ne fut qu’à la première représentation devant le public que nous avons réellement été capables de commencer à répéter et découvrir la vraie nature de la pièce. La comédie a besoin du public et une part de la vérité de ce texte immense réside précisément dans le moment de sa rencontre avec les spectateurs, qui révèle sa dimension comique.


L’autre personnage, muet, est Willie, mari de Winnie. Comment avez-vous appréhendé ce rôle ?

Willie et Winnie sont mariés depuis très longtemps et leur union ne fut sans doute pas heureuse. Durant les répétitions, nous réinventions souvent les scènes dans un environnement domestique : Winnie jacassant dans sa cuisine, lançant à Willie des sujets de conversation tandis qu’elle s’affaire à des taches ménagères ; Willie, vautré sur le sofa, probablement ivre, regardant la télé et feuilletant des magazines porno, travaillant dur pour ignorer les bavardages de sa femme… Bref, l’ordinaire du quotidien…


Edward Albee qualifie d’ailleurs Beckett d’auteur naturaliste.

Au début, cette opinion me paraissait tirée par les cheveux, mais, aujourd’hui, j’y souscris complètement. Comme dit Fiona : « Winnie et Willie sont un couple, ils trouvent probablement leurs origines dans la banlieue d’une grande ville, quelque part. Beckett les a simplement transposés dans le vide et dans l’intemporel pour s’affranchir de tout pittoresque domestique. ». Nous devons approcher de tels textes comme des dialogues naturalistes durant les répétitions. En revanche, une fois leur fondement découvert, nous ne devons pas les jouer comme des textes ordinaires mais des partitions extraordinaires. Beckett puisait son inspiration dans la vie quotidienne. Après seulement, il la distillait.


« Le théâtre va vers la lumière, vers la chaleur du partage humain… à rebours du nihilisme. »


Le temps est essentiel dans la pièce. Comment avez-vous abordé cette dimension ?

Nous en avons beaucoup entendu au sujet du rythme et des silences chez Beckett ! Lui-même dirigea parfois les comédiens avec un métronome. Les « temps », littéralement des centaines dans le texte, sont centraux. Leur comment et leur pourquoi furent le grand défi de ce travail ! J’ai vu trop de productions ratées de pièces de Beckett où les « temps » offraient à peine plus qu’une plate obéissance aux didascalies et servaient seulement à briser la monotonie d’une pauvre diction du texte. Une grande part de nos six semaines de répétitions fut consacrée à tenter de rendre vraie cette sublime tapisserie brodée de silences. A travers le silence, Beckett savait exprimer ce qui se trouve au-delà du langage. C’était son génie et notre défi.


Comment, en tant que metteur en scène, trouvez-vous votre espace de liberté et de création dans les contraintes imposées par les didascalies ?

Dans Oh les beaux jours, presque toutes les didascalies consistent en des « temps », ce qui aide à construire ce monde derrière les mots. Elles n’emprisonnent pas le metteur en scène, bien qu’elles le mettent réellement au défi. Le silence doit être plein et il est difficile de trouver sa propre façon de le remplir.


Quel espace avez-vous imaginé ?

La scénographie conçue par Tom Pye respecte les indications de Beckett, qui précise que Winnie est enterrée jusqu’à la taille puis, dans le second acte, jusqu’au cou. Nous voulions pousser aussi loin que possible cette directive laconique. Nous avons donc totalement rempli l’immense plateau avec de la terre brûlée, des décombres calcinés. Ce dispositif produit un effet d’échelle extraordinaire chez les spectateurs, qui ne s’attendent pas à un tel paysage quand ils entrent dans un théâtre. J’ai toujours pensé la scénographie dans le rapport au public, non comme un « accessoire » théâtral mais comme une installation plastique.


Beckett est souvent vu comme un écrivain du désespoir, de l’incommunicabilité. Le philosophe Alain Badiou parle lui « d’increvable désir »…

Beckett n’est pas sombre mais très drôle. Son écriture dégage une profonde chaleur humaine. Qu’il ait choisit le théâtre comme forme d’expression est très intéressant. Car le théâtre va vers la lumière, vers la chaleur du partage humain… à rebours du nihilisme. Il détourne la noirceur et le désespoir en comédie ou en puissante expérience cathartique. Il est même chez Beckett, bizarrement célébration.


Entretien réalisé par Gwénola David


Happy Days (Oh les beaux jours), de Beckett, mise en scène de Deborah Warner, du 20 au 28 septembre 2007, à 20h30, sauf dimanche 15h, relâche lundi, au Théâtre national de Chaillot, place du Trocadéro, 75016 Paris. Rens. 01 53 65 30 00 et www.theatre-chaillot.fr. Spectacle en anglais surtitré.

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