Trois histoires individuelles de Svetlana Alexievitch broyées par l’Histoire de l’Union Soviétique et échouées sur le bas-côté de la route du Temps. Une dignité magistrale.
Dans une justesse lumineuse, un rituel rendu à la mémoire et à l’Histoire, Nicolas Struve crée Ensorcelés par la mort d’après le livre éponyme de Svetlana Alexievitch, construit à partir d’entretiens avec trois anciens membres du parti communiste d’URSS. Trois monologues pour trois récits de vie, deux femmes cinquantenaires, Margarita médecin et Anna architecte, et Vassili, homme plus âgé, membre du parti communiste depuis 1920. Ces figures, au début des années 90, ont tenté d’en finir avec la vie, toutes viscéralement liées à l’écroulement historique d’un monde. Ces camarades ont rêvé à un type parfait de société socialiste, un modèle politique dans lequel les citoyens seraient égaux. Un idéal moral et intellectuel capable de satisfaire les aspirations du cœur et de l’esprit comme celles du ventre qui crie famine. Margarita se souvient de sa gaieté d’enfance dans sa patrie bien-aimée : « On croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui, et après- demain mieux que la veille. » Restent les souvenirs du lilas en fleurs, des parades des gymnastes et de la liesse des fêtes populaires à la gloire de Lénine puis de Staline. La mémoire sélective oublie les arrestations et les caves pleines de la Loubianka.
Les révélations de ces vies sacrifiées forcent le respect
De son côté, le jeune Vassili apprend, plein d’espoir, que le régime soviétique travaille à donner une robe de soie à sa mère et des chaussures à talons à sa sœur. Il assiste aux exécutions sommaires perpétrées dans les campagnes par les soldats de l’armée rouge contre les koulaks qui ne veulent pas livrer leur blé. Ce sont les pauvres, les plus nombreux, qui ont suivi les bolcheviques. Quant à Anna, elle est née dans un camp, y passant douze années, privée de sa « mauvaise » mère, ennemie de la Patrie. Son fils lui reproche aujourd’hui d’avoir servi de cobaye pour une expérience inhumaine et dégradante. Ces militants d’hier subissent l’incompréhension des générations suivantes, la solitude, un sentiment d’humiliation, reconnaissant leur crédulité pour un avenir jamais venu dont ils sont les otages. Ces paroles ne sont pas perdues, les révélations de ces vies sacrifiées forcent le respect dans l’écoute du désenchantement, de la déception, de l’immense chagrin d’avoir été si lamentablement dupé. La mystification des dominés trompés par les dominants est d’autant plus cruelle que les premiers ont été poussés à collaborer à leur propre domination. Christine Nissim, Stéphanie Schwartzbrod et Bernard Waver, séparés dans des espaces découpés de lumière, foulent alternativement la scène de cette dignité magistrale qui transgresse la douleur. Ce sont des fragments de vie, des ombres d’existence racontant sobrement l’inouï. La faute coupable est insaisissable, si ce n’est ce rêve menteur de jours meilleurs qui rend aveugle.
Ensorcelés par la mort
D’après le livre éponyme de Svetlana Alexievitch, traduction Sophie Benech, mise en scène de Nicolas Struve, du 10 au 28 juin 2009, samedi à 21h, dimanche à 17h à la Maison de la Poésie 157 rue Saint-Martin 75003 Paris Tél : 01 44 54 53 00 www.maisondelapoésie.com