Du spirituel – et du poétique – dans l’art…
Le théâtre national de l’Odéon place l’œuvre de Dimítris Dimitriádis au cœur de sa saison 2009/2010. Premier spectacle présenté aux Ateliers Berthier : Je meurs comme un pays, dans une mise en scène de Michael Marmarinos. L’occasion de donner la parole à l’un des grands écrivains européens.
Vous êtes à la fois poète, romancier, traducteur, dramaturge, essayiste… Quel est, pour vous, le lieu de convergence de toutes ces composantes de la littérature ?
Dimítris Dimitriádis : Par rapport aux autres formes littéraires, le théâtre a une particularité, il n’appartient pas exclusivement au domaine de l’écrit. Bien que la lecture de textes dramatiques puisse très bien se suffire à elle-même – je parle ici des grands textes poétiques – la raison d’être de l’écrit théâtral appelle le plateau et les acteurs. Car ce domaine de la littérature a un besoin vital de matérialisation, d’incarnation. Mais, je pense en fait que toute forme d’écriture tend vers cela. Ecrire revient à passer de l’invisible au visible, de l’inexistant à l’existant. C’est d’ailleurs exactement le mécanisme du spirituel. Le spirituel n’est pas le passage de la chair à l’esprit, c’est le contraire, puisqu’il s’agit toujours de rendre papable, concret, charnel, le conceptuel, l’irréel, l’immatériel. Si le théâtre est, par excellence, l’art qui rend possible une telle réalisation, toutes les formes d’écriture, comme je vous l’ai dit, procèdent du même processus. Chacune correspond à une version particulière et spécifique de ce mouvement à l’occasion duquel un objet vient au monde. Un objet qui, avant cela, n’existait que dans l’état d’inapparence, sinon d’absence, plutôt d’inexistence. Toutes les composantes de la littérature auxquelles je travaille me donnent, chacune à travers ses propres instruments, les moyens de tenter – je dis tenter car rien n’est plus improbable – de parvenir à une finalité : l’accomplissement de cette matérialisation.
Quel « secret inaccessible » se trouve au cœur de votre œuvre ?
D. D. : Toute écriture – on parle de celles qui sont très au-dessus de la moyenne, des grandes écritures – contient, pour employer votre mot, un secret qui n’est autre, je pense, que son mécanisme intérieur, les niveaux de ses origines, son sol invisible. Pourtant, il faut bien noter que ce mécanisme, ces origines, ce sol, ne sont pas toujours, plutôt ne sont jamais connus par celui qui écrit. J’appartiens à ceux qui ne sont pas du tout en possession de ce secret. J’écris dans l’ignorance de cette partie de moi-même qui est la source de mon écriture. Mais, je dirais que, du fait justement qu’elle ne peut être qu’ignorée, cette partie de moi-même devient source de mon écriture. Je suis donc face à une ignorance qui se transforme en source de connaissance, car chaque texte révèle l’apparition d’un espace intérieur qui, jusqu’alors, était inconnu. Il faut accepter cette ignorance – qui est une docta ignorantia – car elle est intimement liée à notre humanité : c’est cette non-connaissance qui nous rend humains. La littérature, l’écriture, sont les instruments privilégiés d’une forme de connaissance qui ne peut nous être donnée par aucune autre voie. Elles nous révèlent à nous-mêmes tout en gardant entier le secret de cette révélation.
« La poésie dramatique, la littérature, ne peuvent pas agir sur le monde. C’est précisément cela qui fait leur force. »
Votre écriture théâtrale est-elle soumise, d’une façon ou d’une autre, à des contraintes qui se situent en dehors du seul champ littéraire ?
D. D. : J’ai commencé à écrire sous l’influence totale des auteurs qui me hantaient à l’adolescence. Mon écriture n’avait alors presque rien de personnel. Bien qu’ayant beaucoup de choses à dire, j’écrivais presque sous diction. Après cela, il m’a fallu traverser une très longue période de stérilité avant de pouvoir de nouveau recommencer — presque à zéro, petit à petit, pas à pas — à écrire des pièces. J’ai dû redécouvrir par moi-même le théâtre, et ce fut en construisant des pièces énormes, impossibles à monter, des pièces qui exigeaient des moyens pratiques et financiers immenses. Je crois que, voulant rattraper le temps perdu, ces pièces représentaient mon besoin d’un théâtre qui vise très haut, un théâtre qui se caractérise par une grande complexité de forme et de contenu. Ce besoin m’habite toujours. J’écris uniquement sous l’impulsion d’un élan intérieur, sans tenir compte des possibilités ou des limites des théâtres et du théâtre. Il me semble que c’est la seule façon d’arriver à faire surgir une part non falsifiée de soi-même. Finalement, écrire du théâtre mène à une issue. L’unique issue, très probablement, qui permet de se découvrir ou, dans le meilleur des cas, de devenir le créateur d’un « soi » dans lequel tout le monde peut se reconnaître.
Pensez-vous, comme Dimitra Kondylaki, l’une de vos traductrices, que votre écriture vise à la transformation du monde ?
D. D. : Non. Je ne fais, nous ne faisons du théâtre, que parce que le monde est ce qu’il est et qu’il ne peut pas être changé. La force de domination du monde est immense, son impact sur nous est inaltérable. Nous subissons le monde, il nous est impossible de le combattre. Notre vie – pénible et pleine de souffrance, à la fois incontournable et désorientée – est la conséquence de ce que le monde nous fait subir. La seule chose que nous pouvons faire est de comprendre ce processus et d’opposer à ce monde un autre monde, non une utopie, mais un topos, c’est-à-dire un lieu qui est aussi réel que le monde. Ce lieu, c’est la scène. Car, si le monde est une scène, la scène aussi est un monde. Et ce monde – le monde qui vient au monde par l’écriture et qui est destiné à la scène – nous demande de le rendre sensible, palpable, réel. La scène est un monde qui possède ce que le monde environnant ne possède pas, et ce que le monde ne possède pas je le limiterais à un seul mot mais un mot illimité : poésie. La poésie dramatique, la littérature, ne peuvent pas agir sur le monde. C’est précisément cela qui fait leur force. Car, si elles agissaient sur lui, cela voudrait dire qu’elles en dépendent, qu’elles fonctionnent par rapport à lui dans un état où la poésie dramatique, la littérature, seraient soumises au monde. Le drame, la littérature, exploitent tout ce que le monde leur donne mais, à cause de leur étoffe poétique, elles ne se limitent pas à lui : c’est cet « au-delà du monde » qui est le domaine de l’art.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
Je meurs comme un pays (spectacle en grec surtitré, texte édité aux Solitaires Intempestifs), de Dimítris Dimitriádis ; mise en scène de Michael Marmarinos. Du 7 au 12 novembre 2009. Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâche le lundi. Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, 8, bd Berthier, 75017 Paris. Tél : 01 44 85 40 40.