Entre crise économique et bouleversement de la consommation, la crise alimente-t-elle la crise ? Pour Frédéric Gimello-Mesplomb, spécialiste de l’économie du cinéma et des industries culturelles à l’Université de Lorraine, le constat est plus nuancé…
« Le spectacle vivant a plutôt bien profité des déçus de la télévision et de l’industrie du disque, mais aussi de la hausse des pratiques numériques. »
Quelles sont les grandes lois qui régissent le spectacle vivant ?
Frédéric Gimello-Mesplomb : Les économistes ont tendance, depuis le début des années soixante-dix, à se référer à William Baumol et à son fameux paradoxe sur la « fatalité des coûts » (Baumol’s cost disease). Cet économiste américain avait observé, en 1966, que la compression budgétaire des spectacles s’accompagnait mathématiquement d’une désaffection de leur public, en somme que la crise nourrissait la crise, quels que soient les efforts pour inverser la tendance, d’où le choix du terme de « fatalité ». Car s’il est un secteur de l’activité économique où les compressions budgétaires et les économies d’échelle sont difficiles à réaliser sans altérer la qualité du « produit fini », c’est bien le spectacle vivant. Les observations de Baumol valident involontairement le fait que c’est aux pouvoirs publics d’assurer le nécessaire viatique du secteur.
La crise économique et financière mondiale a-t-elle eu un impact dans cette économie de marché subventionné ?
F. G.-M. : L’Etat demande aujourd’hui aux structures culturelles d’atteindre un seuil minimum de 20% de recettes propres, et les subventions de fonctionnement sont plus rares qu’auparavant. Mais les frais généraux du spectacle vivant augmentent sans possibilité d’augmenter le prix sous peine de perdre un vivier de spectateurs déjà fragilisés par la baisse du pouvoir d’achat. S’ajoute à cela un phénomène d’auto-exclusion qui s’amplifie en période de crise chez les catégories de spectateurs fréquentant ordinairement peu les spectacles.
La crise ne se situe-t-elle pas pour une grande part dans le bouleversement de la consommation ?
F. G.-M. : C’est certain. Les industries culturelles (et principalement du disque) n’ont pas vu arriver le changement en profondeur qu’annonçait la baisse des ventes des supports physiques, ou plutôt elles n’y ont pas cru, préférant y voir les effets du seul piratage. Que se soit aux USA, comme l’explique Chris Anderson dans sa théorie de la Longue Traine (montrant comment le développement d’internet modifie les modèles économiques existants), ou en Europe, les majors du disque ont accentué le recours aux artistes qui n’avaient pas été éprouvés par les rouages classiques du star-system, mais propulsés sur la scène médiatique par la téléréalité. Or, cette notoriété cathodique brièvement acquise n’est pas suffisante pour générer chez le consommateur la confiance nécessaire afin de franchir le pas de l’achat effectif, ce qui se traduit par une croissance des frais de promotion. L’industrie a communiqué sur l’effondrement du chiffre d’affaires du secteur pour imposer l’idée d’une crise structurelle, mais cela masquait des choix stratégiques et communicationnels qui se sont, au final, avérés coûteux. Enfin, les pratiques numériques nous montrent l’obsolescence des concepts sur lesquels s’adossait jusqu’ici l’action publique. Le temps passé aujourd’hui devant la télévision tend à diminuer au profit des pratiques numériques. Reliés à internet, les spectateurs travaillent leur propre expertise, leur connaissance des niches et se constituent leurs propres sources d’information sur la qualité des spectacles et des artistes. Cela contribue à la baisse d’influence des prescripteurs culturels traditionnels et sans doute, aussi, d’une certaine forme de la culture de masse.
Cela a-t-il des conséquences sur l’économie ?
F. G.-M. : Contrairement à une idée répandue, le spectacle vivant a plutôt bien profité des déçus de la télévision et de l’industrie du disque, mais aussi de la hausse des pratiques numériques, car les « connecteurs » sont aussi des spectateurs avides de nouveautés et qui dépensent plus que la moyenne. La crise a surtout renforcé l’appétence des spectateurs pour une culture plus authentique qu’incarneraient les artistes du spectacle vivant, mais aussi les cultures de niche. A la surprise générale, en 2009, les statistiques du Centre National des Variétés sur la diffusion des spectacles de variétés et musiques actuelles faisaient état d’indicateurs nettement à la hausse. La tendance s’est confirmée en 2010 avec 2% d’augmentation de la fréquentation et 7% des représentations. A l’instar de la musique, les recettes des tournées théâtrales, également à la hausse, proviennent non pas tant d’un plus grand nombre de spectacles ou de représentations que d’une progression des spectacles à fortes recettes, car les théâtres nationaux, l’Odéon excepté, connaissent plutôt une baisse du nombre de leurs représentations et de leurs entrées. Les genres ayant le mieux profité de l’embellie sont les variétés, le rock, les comédies musicales et l’humour, soit les esthétiques à fort potentiel commercial. La danse (a fortiori contemporaine), l’art lyrique et le théâtre contemporain ont connu des répercussions bien plus faibles.
Propos recueillis par Nathalie Yokel