La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Daniel Jeanneteau

Daniel Jeanneteau - Critique sortie Théâtre
Crédit : Michel Aumercier Légende : Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau

Publié le 10 avril 2010

« Amener chacun à produire une pensée libre »

Toute sa vie, il avait été tailleur de pierre. Et puis un jour, plus rien. La carrière a fermé. L’homme est devenu « désœuvré »… Dans Ciseaux, papier, caillou, l’auteur australien Daniel Keene suit le cheminement de cet homme qui doit réinventer son existence jusqu’alors taillée par le travail. Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma mettent en scène cette « tragédie modeste » de notre temps.

« Une écriture économe, simple et dense, trouée de silences… incroyablement agissante. »
 
Comment Daniel Keene évoque-t-il la réalité sociale du chômage ?
Daniel Jeanneteau : Sans discours ni démonstration, il montre le bouleversement intime chez un homme brutalement privé de son emploi, rendu ainsi inutile, désuet, pour la société. Ce tailleur de pierre, qui avait construit sa vie sur une croyance en son métier, y avait engagé sincèrement tout son être, se met à vaciller quand le socle de sa place parmi les autres hommes se désagrège, quand la dépendance réciproque qui constitue son lien avec la communauté est rompue. Il est saisi d’un vertige en lui-même et dans son rapport avec le monde, se sent soudain envahi par un vide qu’il ne sait pas remplir. Il doit se reconfigurer intérieurement pour assumer ce devenir « déchet ». Cette courte pièce met en scène des gens ordinaires, des anonymes qui font l’expérience du dénuement et d’un isolement grandissant. C’est une « tragédie modeste », qui allie la grandeur de la tragédie et la modestie d’une humanité banale qui a peu conscience d’elle-même.
 
Est-ce une critique de la place prépondérante qu’occupe le travail comme fondateur de l’identité et de l’existence de l’individu ?
D. J. : La représentation de l’humain laborieux paraît ici noble. La pièce pointe plutôt le système qui instrumentalise le travail comme une valeur uniquement marchande et qui peut, pour des raisons déconnectées de la réalité quotidienne humaine, décider de l’utilité des êtres. Le cheminement du tailleur de pierre a des résonances spirituelles car il va se créer lui-même, se libérer des diktats sociaux, professionnels et même religieux pour inventer un espace personnel. Il se retourne vers ses proches – sa femme, sa fille, son ami et son chien, vers ses propres capacités d’imagination et de création de la vie. Il se produit en lui une révolution intellectuelle et spirituelle, presque à son insu. L’homme mis au rebus, qui errait sans fin sur l’ancienne carrière, disparue, devient le pionnier d’une façon de penser différente, originale, émancipée.
 
Comment l’écrivain attrape-t-il ce réel avec les mots ?
D. J. : Très subtilement, par une écriture économe, simple et dense, trouée de silences… incroyablement agissante. Au creux de chaque pause, vibre l’informulé, se développe une action. Daniel Keene saisit, par des phrases anodines, les éléments et les dynamiques souterraines, qui font que s’opèrent des ruptures, des glissements dans la pensée et dans l’action. Il opère par élision, laisse affleurer à la surface du langage les mouvements, les tensions, les tropismes qui travaillent les personnages. La transformation intime du tailleur de pierre se traduit dans l’évolution de sa langue, qui peu à peu assume son « devenir minoritaire » et cesse de s’affilier à la mentalité et au parlé dominant, systématique, de la société.
 
Quel travail avec les acteurs – Carlo Brant, Marie-Paule Laval, Camille Pélicier-Brouet et Philippe Smith – cette langue particulière appelle-t-elle ?
D. J. : Nous nous laissons conduire par la langue et nous efforçons de nettoyer toute redondance dans le jeu. Dès que le comédien redouble la vie présente dans l’écriture par des intentions ou une imitation du réel, la richesse, la complexité, la capacité d’action sous-jacente sont écrasées et le texte devient sentimental. Nous cherchons à faire exister une « poétique de la présence ».
 
« Faire un théâtre politique » : quel sens donnez-vous à cette expression dans votre pratique ?
D. J. : La question me semble cruciale aujourd’hui que s’installe une crypto-idéologie rampante qui discrédite la pensée et l’action politique, considérées comme obsolètes. Cependant, un théâtre assénant un discours militant me semble vain. Cette pièce, qui d’abord relève de la poésie et d’une interrogation métaphysique sur l’humain, a une portée politique évidente et agissante car elle n’est pas littérale ni discursive. On l’éprouve. Le travail théâtral ne consiste pas à diffuser des messages mais à révéler des mécanismes, sans les juger d’ailleurs, pour que les spectateurs puissent réunir les éléments d’une réflexion personnelle dans le temps de la représentation. L’artiste est subversif quand il amène chacun à produire sa propre pensée, libre, affranchie, et non en voulant faire adhérer le public à un discours.
 
Entretien réalisé par Gwénola David


Ciseaux, papier, caillou, de Daniel Keene, traduction de Séverine Magois, mise en scène de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, du 5 mai au 5 juin 2010, à 21h, sauf mardi à 19h et dimanche à 16h, relâche lundi, au Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Rens. 01 44 62 52 52 et www.colline.fr. Texte publié aux Editions Théâtrales.

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