« Noces de crins » de Bartabas
Création 2024 : Bartabas met en scène les [...]
Claude Duparfait et Célie Pauthe adaptent le percutant et émouvant récit d’un amour impossible au milieu des mélèzes. Avec Mina Kavani à l’écran, seul en scène, Claude Duparfait est éblouissant.
Tout commence entre causerie et conversation, autour de la célèbre parabole des porcs-épics imaginée par Schopenhauer dans les Parerga et paralipomena. Pleins feux sur la salle et la scène : Claude Duparfait est assis et propose au public de partager cette exquise vignette animalière dans laquelle le philosophe explique à sa manière l’insociable sociabilité humaine. « Le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. » Claude Duparfait ne dit pas la phrase qui suit cet extrait : « celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer », sans doute parce que le narrateur en vit les paradoxaux tourments et en expose l’amère incertitude. La misanthropie est une carapace mais n’est pas un viatique. Pour s’aller promener entre les mélèzes de la forêt obscure et boueuse, il faut, sinon un guide comme Béatrice pour Dante, au moins une compagne, comme La Persane pour le Narrateur. Mais si La Persane parvient à le sauver et à lui rendre le goût de la philosophie, de Schumann et du travail intellectuel, le Narrateur ne réussit pas à lui redonner le goût de vivre. Ces deux solitudes n’ont connu que l’espoir d’une clairière ; impossible de vivre au milieu des hommes quand ils sont si méchants.
Acteurs solaires
Le texte de la pièce, adapté par Claude Duparfait et Célie Pauthe à partir du roman de Thomas Bernhard, est d’une noirceur terrifiante. On frémit au récit du racisme et de la bêtise étroite qui rejettent La Persane aux marges du village ; on tremble à la description de ce fascisme larvé au milieu duquel étouffent ces deux lucioles ; on blêmit à l’évocation du sadisme et de la mâle impudence du mari de La Persane, bétonneur d’apocalypse : comment risquer de s’aimer encore lorsque tout conspire à la destruction ? Les ruines promises aujourd’hui par la guerre et l’ascension prospère des Arturo Ui partout en Europe rendent la menace décrite par le texte encore plus aiguë : à qui dire encore oui dans la cacophonie assourdissante du négatif ? Le film projeté sur l’écran de fond de scène donne à voir la beauté des promenades amoureuses entre la magnifique Mina Kavani et Claude Duparfait. Celui-ci est sur scène, implacablement seul et absolument fascinant dans l’interprétation de cette partition terrible. On sait le talent de ce comédien ; il est ici au sommet de son art : poignant et cruel, misérable et sublime, glorieux dans sa défaite, vibrant dans son inquiétude existentielle, d’une efficacité dramatique et d’une limpidité impressionnantes. L’épure sophistiquée de la scénographie, l’intelligence du dialogue entre scène et écran, récit et méditation, analyse et émotion, la qualité de l’adaptation, la verve et la vivacité de ce soliloque malheureux réussissent le tour de force de donner foi en ce à quoi le Narrateur semble renoncer : acquiescer et aimer, ne serait-ce que pour avoir le bonheur d’avoir quelqu’un à perdre et quelque chose à regretter.
Catherine Robert
Du mardi au samedi à 20h ; dimanche à 15h. Tél. : 01 44 85 40 40. Durée : 1h30.
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