La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Brigitte Jaques-Wajeman porte à la scène « Vie et Destin » de Vassili Grossman et ausculte la tension entre liberté et soumission

Brigitte Jaques-Wajeman porte à la scène « Vie et Destin » de Vassili Grossman et ausculte la tension entre liberté et soumission - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre des Abbesses
La metteuse en scène Brigitte Jaques-Wajeman © Compagnie Pandora

Théâtre des Abbesses / de Vassili Grossman / mise en scène et adaptation Brigitte Jaques-Wajeman

Publié le 20 décembre 2025 - N° 339

Ce fut en 1960 un manuscrit « arrêté » par le KGB. C’est aujourd’hui un des plus grands romans de la littérature mondiale, œuvre de vérité sur les régimes soviétique et nazi. Brigitte Jaques-Wajeman et ses neuf interprètes le traversent en auscultant la tension entre liberté et soumission.

Quel regard portez-vous sur le roman de Vassili Grossman ?

 Brigitte Jaques-Wajeman : Depuis plus de vingt ans, je désire le porter au théâtre. Ce roman exceptionnel que Vassili Grossman achève en 1960, censuré en Union Soviétique, publié en Occident en 1980, déploie une des réflexions les plus belles et les plus lucides que j’ai lues sur le XXe siècle, sur la violence et l’horreur de ce siècle, sur le fait que les idéologies qui l’ont traversé ont toutes engendré des régimes de terreur, y compris celles qui se revendiquaient émancipatrices. Philosophiquement et historiquement, Grossman interroge l’avènement du pire à partir du thème de la soumission. Pourquoi les gens deviennent-ils aveugles sur les régimes qu’ils défendent ? Jusqu’où l’homme peut-il résister face à la terreur ? L’analyse que Grossman développe est extraordinaire. Débutant avec la Bataille de Stalingrad, le roman est centré sur le personnage de Victor Strum, physicien spécialiste du nucléaire, et sa famille, qui furent victimes des nazis comme du pouvoir soviétique. Tout en éclairant leurs différences et leur affrontement, l’auteur met en miroir les deux régimes totalitaires, qui ont en commun la peur, la délation, la volonté de bâtir un homme nouveau, et des millions de morts. La terreur est utilisée comme moyen de transformer l’État en idole. En Russie, l’histoire montre que la prise de pouvoir par Lénine en octobre 1917 avait déjà détruit les fondements d’une démocratie éventuelle. Et aujourd’hui la figure de Poutine pourrait apparaître dans le roman sans changer grand-chose…

« Tout part du livre et revient au livre. »

Comment avez-vous procédé pour l’adaptation de l’œuvre ?

BJW : Je n’ai pas réalisé une adaptation mais un montage de textes, dont la dimension théâtrale est saisissante. Les personnages se posent des questions sur eux-mêmes, sur leurs engagements, sur le sens de l’Histoire, en utilisant la troisième personne, conjuguant un effet de distanciation et une forte incarnation. Certains, agents et victimes du régime russe, sont assaillis par le doute. D’autres sont enfermés dans une profession de foi glaçante. Notre spectacle se joue dans un entre-deux, entre une pièce qui s’est achevée et une qui s’apprête à commencer, sur un plateau où apparaissent quelques éléments de décor, ainsi qu’une vaste table de travail. Tout part du livre et revient au livre. Neuf acteurs et actrices passionnés portent cette partition, qui résonne de manière incroyable aujourd’hui. Face aux idéologies, Vassili Grossman envisage la vie et le destin de ses personnages, à hauteur d’être humain. J’ai été frappée par l’admirable regard que porte Grossman sur Tchekhov. « Qu’a dit Tchekhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se mettent au second plan « les grandes idées progressistes» comme on les appelle ; commençons par l’homme ; soyons bons, soyons attentifs à l’égard de l’homme quel qu’il soit (…), sans cela rien ne marchera jamais chez nous. Et cela s’appelle la démocratie du peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour. »

Comment apparaît le sujet de la minorité juive dans ce roman que Vassili Grossman a dédié à sa mère, assassinée par les nazis en tant que juive ?

 BJW : La mère de Strum lui écrit une dernière lettre du ghetto de Berditchev en Ukraine – où naquit Grossman, où fut assassinée sa propre mère en 1941. Cette lettre, Strum la porte sur son cœur pendant toute la guerre. La question des juifs, exterminés par les nazis, persécutés par le pouvoir soviétique, est essentielle dans le roman. Grossman, écrivain mais aussi journaliste qui documenta la Shoah, s’adresse à notre humanité. « L’histoire des hommes n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal. L’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité». Pour moi qui appartiens à la génération du « Plus jamais ça ! », pour nous tous, le roman déploie une réflexion d’une rare puissance qui aide à comprendre le monde.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

 

A propos de l'événement

Vie et Destin
du mercredi 8 janvier 2025 au lundi 27 janvier 2025
Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses, 75018 Paris

à 19h30, le 18 à 15h, relâche les 11, 17, 24 et 25. Tél : 01 42 74 22 77.

x

Suivez-nous pour ne rien manquer sur le Théâtre

S'inscrire à la newsletter
x
La newsletter de la  Terrasse

Abonnez-vous à la newsletter

Recevez notre sélection d'articles sur le Théâtre

S'inscrire