La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2012 Entretien / Vincent Dubois

Politique culturelle et politique de démocratisation : un chantier à repenser

Politique culturelle et politique de démocratisation : un chantier à repenser - Critique sortie Avignon / 2012

Publié le 10 juillet 2012

Professeur à l’université de Strasbourg, chercheur, politiste et sociologue spécialiste de la sociologie de l’action publique et des politiques culturelles, Vincent Dubois analyse les enjeux de la politique culturelle actuelle, à travers ses évolutions, ses finalités et ses paradoxes. Sa dernière publication Le politique, l’artiste, et le gestionnaire *, éclaire ces sujets.

 «  La politique de l’offre ne suffit pas à faire une politique de démocratisation. »
 
La démocratisation culturelle, dont on entend souvent dire qu’elle a échoué, a-t-elle perdu de son importance dans la politique culturelle à l’oeuvre depuis les années 2000 ?
 
Vincent Dubois : La notion de démocratisation culturelle a un statut ambigu. D’abord elle peut désigner des objectifs assez différents. Diffuser les œuvres consacrées dans une population et sur un territoire plus vaste, tenter de réduire les inégalités sociales d’accès à la culture, cibler des populations particulières en adaptant l’offre comme dans le projet ministériel qui a fait long feu dit de « culture pour chacun », ou encore favoriser la reconnaissance sociale de formes culturelles minoritaires, tout cela peut renvoyer à la « démocratisation culturelle » mais correspond à des orientations et des pratiques très variées. Ensuite, en partie du fait de cette polysémie, la démocratisation culturelle a constitué le principe ordonnateur de l’intervention culturelle publique : ce qui lui donne sens et ce qui la justifie. Mais les politiques menées au nom de la démocratisation n’ont en fait que marginalement correspondu à cet objectif. Elles ont pour l’essentiel consisté en une politique de l’offre culturelle. Or sauf à considérer que l’offre suffit à créer la demande et, plus problématique encore, que son augmentation suffirait à en élargir la base sociale, cette politique de l’offre ne suffit pas à faire une politique de démocratisation. Une telle politique suppose quant à elle de donner à des groupes sociaux qui ne les possèdent pas les moyens de s’approprier la culture, en partie par ce qu’on appelle la médiation culturelle, mais plus encore par la formation précoce d’une compétence culturelle grâce à l’éducation. Cela existe évidemment, au moins pour la médiation, mais ne constitue qu’une petite partie des politiques de la culture. C’est en ayant cela en tête qu’on peut poser la question de l’échec de la démocratisation. Une lecture pressée et, parfois, mal intentionnée, des statistiques des pratiques culturelles des Français conduit au constat d’un échec. Les écarts entre groupes sociaux dans la probabilité de l’accès aux formes légitimes de culture ne se sont de fait guère réduits. Mais cela ne veut pas dire que rien n’a changé, et donc que les politiques culturelles seraient nulles et non avenues parce que sans effets. Ce qui est en revanche très net, c’est que la référence à la démocratisation culturelle a perdu la place centrale qui était la sienne dans la rhétorique de légitimation de l’intervention publique.
 
Les contraintes budgétaires dues à la crise qui ont touché le secteur de la culture ont-elles remis en cause les finalités et la conception de la politique culturelle ?
 
V. D. : Précisément, l’affaiblissement de la croyance dans la démocratisation culturelle, combinée aux effets de la contraction des possibilités de financement, qui n’ont pas attendu la crise de 2008 pour se faire ressentir, a favorisé certaines évolutions dans le sens que vous évoquez. Je n’en prendrai qu’un exemple. Dans Le politique, l’artiste et le gestionnaire, Kevin Matz consacre un chapitre à ce qu’il appelle la “doxa économico-culturelle”. Aujourd’hui c’est devenu une évidence quasiment indiscutée de considérer que, comme on dit, l’investissement culturel génère des retombées économiques. Ces retombées sont beaucoup plus difficiles à mesurer qu’on le dit, mais passons. Ce qui est surtout problématique, c’est qu’à partir de ce postulat, on glisse vite vers l’idée que ce sont ces retombées qui motivent et justifient l’investissement. Il y a là encore une forme de rhétorique qui peut, à toutes fins utiles, être en toute bonne foi mobilisée par des élus qui ont de plus en plus de mal à défendre les budgets culturels. Mais au-delà d’un argument ad hoc, c’est un glissement qui conduit à accréditer l’idée que les politiques culturelles, et avec elles les projets qu’elles soutiennent, doivent poursuivre d’autres finalités que proprement culturelles. Concrètement, cela favorise une conception économique de ces politiques et de ces projets, la mobilisation d’indicateurs économiques pour les évaluer (puisque nous sommes à l’ère de l’évaluation généralisée), et au bout du compte des arbitrages qui, si je peux me permettre d’être un peu caricatural, risquent de prendre comme critère le nombre de nuitées dans l’hôtellerie locale ! C’est finalement un curieux paradoxe de constater que des politiques historiquement constituées pour dégager la culture des seules règles du marché, puissent contribuer à diffuser dans ce domaine un calcul économique d’un utilitarisme assez étroit.
 
Le mécénat culturel peut-il pallier la baisse de l’intervention publique ?
 
V. D. : Certainement pas et, malgré des dispositifs d’incitation fiscale désormais très avantageux, peut-être aujourd’hui moins que jamais. Je renvoie sur ce point au chapitre que Clément Bastien a consacré à cette question dans notre ouvrage, qui a entre autres originalités celle de partir du point de vue des chefs d’entreprise. Il n’y a pas de tradition philanthropique en France comparable à celle des Etats-Unis. Lorsque les entreprises donnent, elles privilégient de plus en plus le sport ou l’humanitaire, supposés avoir plus d’écho que l’art auprès de leur personnel ou de leur clients. Et lorsqu’elles s’engagent dans le mécénat culturel, c’est le plus souvent de façon ponctuelle, et soit au profit des valeurs sûres, soit en faisant prévaloir la communication d’entreprise sur les contenus artistiques. Tout ne se résume bien sûr pas à cela, et il y a à l’évidence des politiques de mécénat réussies. Mais ce sont néanmoins des tendances importantes, encore accentuées par la crise.
 
Propos recueillis par Agnès Santi


* Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture de Vincent Dubois, avec C. Bastien, A. Freyermuth et K. Matz. Editions du Croquant, collection Champ social, 2012.  

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