La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Notre Classe

Notre Classe - Critique sortie Théâtre Vincennes CARTOUCHERIE
cr : Ania Wikler

Epée de Bois / de Tadeusz Slobodzianek / mes Justine Wojtyniak
Entretien Justine Wojtyniak

Publié le 27 mars 2017 - N° 253

Installée en France depuis plus de dix ans, la polonaise Justine Wojtyniak met en scène un poème choral qui rassemble les morts et les vivants et ravive une mémoire tue. Un Kaddish pour les disparus et une alerte pour notre présent. Un texte joué dans le monde entier et une première en France.

Quelle est la place de cette mise en scène dans votre parcours ?

 Justine Wojtyniak : Ma compagnie travaille depuis ses débuts en 2007 sur la question de la mémoire, intime et collective. Nos projets sont nourris par l’héritage de Tadeusz Kantor, que je transmets à travers divers travaux scéniques et conférences ; pendant plusieurs années, j’ai été l’assistante de Bogdan Renczynski, acteur du Théâtre CRICOT 2 de Kantor, et le comédien et musicien Stefano Fogher, qui crée la partition musicale du spectacle, fut acteur dans O douce nuit, que Kantor créa au Festival d’Avignon en 1990. Cette mise en scène s’inscrit dans la continuité de mon parcours, mais elle me touche particulièrement parce qu’elle rejoint mon histoire personnelle, et répond à une nécessité intérieure. Je suis née dans une Pologne communiste, amnésique, où rien n’évoque l’assassinat des juifs polonais, où la Shoah concerne toujours l’ailleurs et la barbarie nazie. Dans la petite ville de l’Est du pays où j’ai grandi, il n’existe aucune trace des juifs, aucune commémoration, ni dans l’espace privé ni dans l’espace public. Lorsque j’ai découvert, grâce notamment au regard d’un historien en visite dans ma ville, qu’une communauté juive avant la guerre y vivait depuis le XVIème siècle, j’ai ressenti un choc. Je fus sidérée de réaliser que le parc où je jouais enfant, dénommé Kierkut, portait le nom d’un cimetière juif détruit, l’un des plus anciens d’Europe. Je me suis alors beaucoup documentée, je voulais faire acte de réparation. A travers cette mise en scène, je cherche à apaiser la blessure du silence. La pièce convoque les fantômes du passé, et dédie ainsi un Kaddish singulier à tous ces morts effacés. Finalement, malgré tout, une transmission souterraine de la mémoire se fait à travers cette création. Récompensé en 2010 en Pologne, joué dans le monde entier, le texte est encore inédit sur les scènes françaises.

« A travers cette mise en scène, je cherche à apaiser la blessure du silence. »  

 

Quel est ce texte que vous portez à la scène ?

J.W. : Le texte très fort de Tadeusz Slobodzianek relate en quatorze leçons la vie de dix camarades de classe, juifs et catholiques, depuis les bancs de l’école en 1929 dans le village de Jedwabne jusqu’aux années 2000. Notre Classe s’inspire d’une photo de classe de ce village, de récits d’investigation et travaux des historiens Jann T. Gross et Ana Bikont, de témoignages recueillis dans les années 2000. A partir de faits réels, et notamment du terrible drame de 1941 où les catholiques ont massacré leurs voisins juifs – l’incendie de la grange où furent enfermés les juifs coûta la vie à des centaines de personnes -, l’auteur écrit une fiction qui ne s’arrête pas à la catastrophe et creuse les destins des personnages à travers une polyphonie de voix, où se font jour des divergences politiques, religieuses et sociales. Nous éclairons ce contexte particulier pour bien comprendre les événements, dont le déroulement dépasse cependant le cadre historique. Cette classe est une communauté traversée par une tragédie. Comment passe-t-on de liens d’amitié au déversement de la haine ? Comment le terrain est-il préparé ? Il s’agit de comprendre et d’explorer ces questions au présent. Ce que j’aime dans ce texte, c’est la coexistence entre les vivants et les morts. Les morts ne sont jamais morts, ils font communauté avec les vivants, demeurent présents, dans la mémoire et dans la mauvaise conscience même des bourreaux.

Comment mettre en scène un texte aussi dur et violent ?

J.W. : Mon parti pris radical est que rien dans ce texte n’est représentable, rien n’est joué ou interprété. Tout est dit dans une distanciation brechtienne, dans ce que j’appelle une optique testamentaire. Les personnages sont convoqués et racontent leur vie passée, ils sont traversés par la parole comme si les âmes à travers ces récits se soulageaient d’un poids. Les mots partent du corps, nous voulons créer une énergie et une perception immédiate des choses sans donner à voir ou à réfléchir, sans analyser ce qui est mal ou ce qui est bien, dans une forme de théâtre dionysiaque où advient le basculement dans un paroxysme. Pour structurer la mise en scène, nous avons d’abord improvisé à l’aide de vieux vêtements de l’époque, qui sont comme des supports de mémoire, des présences, pour créer une ouverture d’imaginaire de la part des acteurs. Les comédiens sont aussi musiciens, il y a beaucoup d’instruments sur scène et la musique se déploie comme une dramaturgie parallèle. C’est une aventure humaine et artistique où chaque acteur est créateur.

Qu’en est-il de la situation politique en Pologne aujourd’hui ?

J.W. : Elu en novembre 2015, le gouvernement actuel catholique et ultra nationaliste a mis en place une forte propagande et attaque durement la culture et les institutions. La Pologne n’a jamais effectué de réel travail sur les zones d’ombre de son histoire, et il est donc à la fois terrifiant et peut étonnant qu’on en arrive là aujourd’hui. L’Histoire est réécrite. Des changements de programme ont été effectués dans les écoles, et quiconque ose évoque une co-responsabilité dans la Shoah est condamné à une peine ou une amende. Ce texte agit contre le silence et l’hypocrisie, pour la liberté et l’humanité. Il alerte aussi sur les conflits actuels et la possibilité du recommencement.

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

Notre Classe
du lundi 24 avril 2017 au mercredi 10 mai 2017
CARTOUCHERIE
Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris, France

Du 24 avril au 10 mai, lundi, mardi et mercredi à 20h30. Tél : 01 48 08 39 74. Durée : 2h. Cette mise en scène a été présentée en février 2017 au Théâtre des Halles à Avignon. Rencontre "Blessures du silence - la mémoire de Juifs en Pologne", le jeudi 13 avril 2017 à 20h à l'ARTA à la Cartoucherie. Avec Justine Wojtyniak et Jean-Yves Potel et les projections de La Classe morte et Où sont les neiges d'antan de Tadeusz Kantor.

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