La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Les Géants de la montagne

Les Géants de la montagne - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre national de la Colline.
Stéphane Braunschweig

Théâtre de la Colline / De Luigi Pirandello / traduction, scénographie et mes Stéphane Braunschweig

Publié le 28 août 2015 - N° 235

Stéphane Braunschweig revient à Pirandello avec son ultime pièce, qu’il laissa inachevée. Un questionnement fascinant sur l’art et le rapport au réel, et une œuvre que l’auteur sicilien dépeint comme « une tragédie de la poésie dans la brutalité de notre monde moderne* ».

Après Vêtir ceux qui sont nus en 2006 et Six Personnages en quête d’auteur en 2012, vous revenez à Pirandello… 

Stéphane Braunschweig : Considérée par Pirandello comme son chef-d’oeuvre ultime, commencée en 1928 et laissée inachevée, la pièce Les Géants de la montagne est un peu le négatif de Six personnages en quête d’auteur. Dans Six personnages, des personnages rencontrent une troupe d’acteurs et demandent à être représentés, tandis que dans Les Géants, une troupe d’acteurs en errance, rejetée partout, rencontre une famille de personnages : Cotrone, qui se dit magicien, et une bande de marginaux appelés poissards. Les Géants raconte la confrontation entre ces acteurs et ces personnages. Emmenée par la Comtesse Ilse, la troupe veut absolument jouer en mémoire de son auteur qui s’est suicidé La Fable de l’enfant échangé, et cette mission sacrée les a conduits jusqu’à la villa abandonnée où vit Cotrone, un lieu régi par l’imaginaire et « la vérité des rêves », « plus vraie que nous-mêmes » selon le magicien. Cotrone et les poissards leur expliquent que jouer cette pièce de par le monde n’a aucun sens, et qu’ils pourraient l’interpréter à l’intérieur de la villa. Ce que Cotrone propose, et qu’il a lui-même accompli, c’est une forme de retrait du monde, comme une tentation autistique de l’art de se retrouver entre soi. Cette question de l’art et de son rapport à la réalité est le cœur du débat entre Cotrone et Ilse, entre les poissards et les acteurs. Que fait-on de l’art ? Est-ce qu’on s’enferme ou est-ce qu’on continue à s’adresser au monde même s’il est parfois devenu inaudible ?

« Ce questionnement sur l’art reste ouvert et ambigu, et vraiment intéressant à réentendre dans le contexte actuel. » 

 Quelle est cette Fable de l’enfant échangé que Pirandello a écrite ?

 S. B. : C’est une vraie pièce, magnifique et d’une grande poésie, qui ne devait apparaître qu’en extraits dans Les Géants. Pirandello avait écrit trois actes de cette fable pour servir de matériau pour Les Géants, et l’a finalement terminée pour le compositeur Malipiero qui en a fait un opéra, créé en 1934. Rejetée par le public des villes, cette pièce qu’Ilse défend coûte que coûte idéalise la Sicile agraire et consacre le triomphe de l’amour maternel. C’est devant les fameux géants, invisibles pendant toute la durée de la représentation, que la pièce doit être jouée, et c’est à ce moment final qu’on les entend arriver.

 Qui sont les géants ?

 S. B. : C’est une sorte de mythe que Pirandello a écrit. Les géants sont selon Pirandello des gens qui ne comprennent rien à l’art. Ils réalisent des travaux titanesques dans la montagne : ils peuvent représenter un monde brutal dénué de pensée, un système mondialisé au service du profit matériel, une population cultivant la force physique au détriment des valeurs spirituelles, les fascistes… On peut imaginer ce que représentent les géants aujourd’hui, et on peut aussi imaginer que nous sommes tous des géants. La pièce est traversée par une angoisse, celle d’une modernité qui détruirait la poésie. « C’est la tragédie de la poésie dans la brutalité de notre monde moderne », explique Pirandello. Cette pièce comptait beaucoup pour lui, et il n’a pu trouver de réponse satisfaisante face à cette question, il n’a pas retouché la pièce entre 1934 et 1936 et n’a pu se résoudre à rédiger le dernier acte, la partie dite des géants. Peut-être ne pouvait-il pas complètement assumer la défaite de la poésie. Car à partir du début de son écriture en 1928, Pirandello a évolué et le sens du mythe s’est chargé de mystère et d’ambiguïté. En général, les metteurs en scène se fient à ce que Stefano Pirandello transcrivit d’après les propos tenus par son père juste avant de mourir, propos selon lesquels les géants massacrent la troupe. Cependant, cette fin n’a pas été écrite. Pirandello ne pouvait peut-être pas trancher entre Ilse et Cotrone. Des doutes et des contradictions devaient l’assaillir sur les capacités de l’art, sur la possibilité pour la société de faire une place à d’autres valeurs que matérielles, sur la responsabilité de la poésie même dans son inaptitude à s’adresser aux masses. Et il faut bien sûr se rappeler qu’il a écrit cette pièce dans un contexte totalitaire.

Quels furent ses rapports avec le fascisme de Mussolini ?

S. B. : Des rapports compliqués, déterminants dans son interrogation sur l’art. Il a été un moment sympathisant de Mussolini, puis il a pris ses distances parce que Mussolini n’a plus soutenu sa troupe de théâtre, et a fait interdire dès la seconde représentation en 1934 La Fable de l’enfant échangé. Si les géants sont une allégorie du monde fasciste, on peut imaginer que des raisons politiques ont empêché Pirandello de la terminer et d’adopter une position de rupture. Ce questionnement sur l’art reste ouvert et ambigu, et vraiment intéressant à réentendre dans le contexte actuel.

Quelle scénographie et quelle distribution avez-vous choisies ?

S. B. : La scénographie évoque une sorte de maison ou de théâtre fragile qui serait comme protégé du monde par une pellicule, questionnant ainsi le rapport à la réalité. Dominique Reymond interprète Ilse, Claude Duparfait Cotrone, on retrouve aussi dans l’équipe des quatorze comédiens Cécile Coustillac, John Arnold… et Daria Deflorian, jouant en italien le rôle d’une des poissardes, personnage directement importé de l’univers de Pirandello. Présente dans trois autres spectacles en septembre et octobre, elle est une actrice invitée de notre saison. Les Géants, c’est une ode à la liberté de l’imaginaire face aux contraintes du réel et à la dictature, c’est aussi un questionnement sur une tentation et un danger, parce qu’on peut se retrouver enfermé dans l’imaginaire. Cette pièce fascinante laisse des souvenirs très forts…

* Lettre à Marta Abba

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

Les Géants de la montagne
du mercredi 2 septembre 2015 au vendredi 16 octobre 2015
Théâtre national de la Colline.
15 Rue Malte Brun, 75020 Paris, France

du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30, dimanche à 15h30, relâche du 18 au 28 septembre. Tél : 01 44 62 52 52. Durée : environ 2h.  Texte à paraître aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

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