La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2015 - Entretien Maboula Soumahoro

Regarder la France telle qu’elle est

Regarder la France telle qu’elle est - Critique sortie Avignon / 2015
Crédit photo : Patricia Khan Légende Photo : Maboula Soumahoro

Scènes françaises et diversité ethnique

Publié le 26 juin 2015 - N° 234

Maboula Soumahoro* est civilisationniste et présidente de Black History Month, association organisatrice des Journées Africana**. La jeune universitaire revient sur la question de l’uniformité ethnique des scènes françaises.

Quel regard la chercheuse en histoire des civilisations que vous êtes porte-t-elle sur le milieu du théâtre français ?

Maboula Soumahoro : Quand je regarde ce milieu, je remarque évidemment une uniformité, un manque flagrant de diversification. Le problème n’est d’ailleurs pas seulement le fait que le milieu du théâtre ne soit pas représentatif de la diversité de la France d’aujourd’hui, mais également le fait que les minorités – puisque l’on parle ici de la représentation de minorités – soient encore considérées en tant que telles, ce qui ne devrait pas être le cas si l’on se situait véritablement dans l’espace universel que le théâtre semble vouloir défendre.  

La scène française est donc, pour vous, le reflet de « l’universalisme blanc » qui prévaut à plus grande échelle dans notre société…

M. S. : Oui, et c’est décevant. Car si l’on considère la sphère du théâtre comme une sphère plus ouverte que d’autres aux problématiques de la diversité et de la discrimination, on comprend d’autant plus mal qu’elle puisse pécher ainsi par manque de représentativité de cette diversité, par manque de mise en avant d’imaginaires portés par des artistes qui, bien que non-blancs, n’appartiennent pas aux champs de l’exotisme, de l’étranger, de l’altérité. Les scènes françaises ont tendance à s’intéresser à la diversité ethnique uniquement à travers les cultures et les artistes d’autres pays. Or il faudrait qu’elles regardent la France telle qu’elle est aujourd’hui, dans sa vérité contemporaine, qu’elles réalisent que notre pays a beaucoup évolué durant les cinquante dernières années. En travaillant sur cette réalité, en la prenant réellement en compte, le monde du théâtre pourrait faire en sorte que les textes, les imaginaires, les mises en scène, les rôles accordés aux interprètes, soient les reflets de ces évolutions.

« La race reste un sujet tabou, invisible, ce qui rend d’ailleurs d’autant plus invisibles les personnes concernées. »

Quelles sont, d’après vous, les causes profondes de cette incapacité à prendre en compte le visage contemporain de notre pays ?

M. S. : Je crois qu’elles sont tout simplement liées à l’idée que la France – et je parle ici de la France de la République – se fait d’elle-même. La question qui se pose est celle du partage de l’espace du théâtre, de la place que l’on est prêt à accorder à ceux que l’on considère comme différents. Or cette question implique de se rendre compte de ses propres limites, de réaliser que l’on n’est peut-être pas aussi universel que l’on croit l’être et qu’il faudrait, ainsi, laisser la place à d’autres personnes qui viendraient compléter cet universalisme.

Ce qui revient à parler de race…

M. S. : Oui. Or traditionnellement, on ne parle pas de race en France. La race reste un sujet tabou, invisible, ce qui rend d’ailleurs d’autant plus invisibles les personnes concernées par les problématiques liées à la notion de race. Cela au nom d’un prétendu idéal universel. Pourtant, on a su, par le passé, s’attaquer à la question des différences dues aux classes sociales. Pour cela, on a interrogé le capitalisme, on a lu Marx… Mais lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la question de la race, on ne veut plus regarder les faits et se lancer dans des analyses. Pourtant, les personnes que l’on dit racisées, ou racialisées, elles, savent très bien ce que cela veut dire, concrètement, que de ne pas être Blanc. Elles le savent dans leur corps, dans leur existence de tous les jours.

Etes-vous optimiste quant à l’ouverture de nos scènes à une véritable diversité ethnique ?

M. S. : Oui, parce qu’il y a une mobilisation autour de ce problème. Sans cela, je ne crois pas que les choses changeraient. Les personnes à la tête des institutions seront poussées à réfléchir par ceux qui se mobilisent en posant des questions. La bataille sera dure. Il va falloir partager : les postes, les scènes, les rôles, l’argent… Mais on ne pourra pas nier, éternellement, tous les artistes qui sont aujourd’hui invisibles. Ces artistes veulent intervenir, ils veulent créer, être sur scène, jouer… Et il ne s’agit pas seulement d’un problème de représentation symbolique. C’est tout simplement une question de vie et de survie. Pourra-t-on avoir une carrière professionnelle, en France, dans les années qui viennent, si l’on est un acteur ou une actrice non-Blanc-he ? Des gens vont devoir se battre pour obtenir des réponses et pouvoir vivre de leur art.

Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat

 

* Dernière contribution éditoriale : Toward an Intellectual History of Black Women, University of North Carolina Press, avril 2015.

** www.facebook.com/journeesafricana

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