Faire entendre les voix de l’Afrique
Othello-Desdémone : le couple tragique noué par Shakespeare rappelle l’âpre position de l’étranger, de l’homme noir, dans une société blanche. Quatre cents ans plus tard, l’auteur Toni Morisson et la musicienne Rokia Traoré font entendre les voix de l’Afrique en un chant puissant qui libère les mots enfouis du passé.
„Nous avons besoin d’un théâtre qui lutte contre les mensonges.”
Comment la pièce de Shakespeare innerve-t-elle le texte de Toni Morisson ?
Peter Sellars : Elle lui fait écho en donnant la parole à Desdémone au royaume des morts, en imaginant les passages laissés à l’ombre des mots de Shakespeare. Au premier acte, Othello dit qu’il contait sa jeunesse à Desdémone lorsqu’ils s’éprirent l’un de l’autre. Toni Morisson a écrit ces récits d’enfance, de privation, de métamorphose et de grandeur humaine. Au quatrième acte, Desdémone évoque sa nourrice, « Barbarie », morte le cœur brisée en chantant. Or, dans l’Angleterre du 17e siècle, le terme « Barbarie » désigne l’Afrique… L’Afrique ne parle jamais de sa propre voix et les femmes chez Shakespeare restent souvent silencieuses. Toni Morisson les fait entendre.
A travers le chant ?
P. S. : La compositrice et chanteuse Rokia Traoré porte ces voix avec trois choristes. Leurs chants se parlent à travers les siècles, les histoires, les cultures. Passé et futur se fondent dans un « hors temps » et se réconcilient au présent. Cette conception s’inscrit profondément dans la tradition africaine, où l’avenir est brodé avec les fils du passé. La partition de Rokia Traoré allie justement un vocabulaire contemporain sophistiqué, contemplatif, et des sonorités anciennes, se déploie sans début ni fin comme une mélodie qui coule infiniment. Elle a cette ampleur africaine qui ouvre à l’immensité tout en résonnant intimement. La forme romanesque du texte, le chant et le rapport au temps m’obligent à chercher une qualité d’échange particulière entre littérature et musique. J’aime cette confrontation car elle appelle d’autres modes de narration et libère le théâtre.
L’engagement politique de votre geste artistique marque tout votre parcours. Comment s’exprime-t-il ici ?
P. S. : Je vois grandir aujourd’hui un nouveau fascisme qui de plus en plus se manifeste sans vergogne. Nous avons besoin d’un théâtre qui lutte contre les mensonges sur les Africains, sur les relations entre les continents. Dans un monde complexe, l’oubli de l’histoire, la simplification des faits, le mépris de la culture non seulement écrasent toute perspective mais autorisent toutes les visions schématiques de l’autre, du réel et conduisent au fascisme. Nous, artistes, avons un devoir de lutter et l’émotion est une de nos vecteurs les plus puissants.
Entretien réalisé par Gwénola David
Desdemona, de Toni Morisson, mise en scène de Peter Sellars, musique de Rokia Traoré. Du 13 au 21 octobre 2011, à 21h, sauf dimanche à 16h, relâche lundi. Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre. Rens. : 01 46 14 70 00 et www.nanterre-amandiers.com. Durée : 1h45.